Perte de souveraineté : le 12 janvier 1995. Cette date n’évoque probablement rien pour la plupart de nos compatriotes, et pourtant tous les patriotes devraient en connaître la signification. Ce jour-là, l’Etat Algérien a signé le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP).
Pendant près d’un quart de siècle, l’Etat algérien a refusé de signer ce traité conclu en 1968 par les grandes puissances nucléaires de l’époque, alors que nos voisins et nos semblables l’ont fait assez rapidement (Tunisie : 1970 ; Maroc : 1970 ; Libye : 1975 ; Egypte : 1981 ; Syrie : 1969 ; Irak : 1969 ; Iran : 1970, etc…). A ce jour, seuls quatre pays ne l’on jamais signé : l’Inde, Israël, le Pakistan et le Sud-Soudan, alors que la Corée du Nord l’a signé en 1985 et l’a quitté en 2003.
Sur le fond, on peut discuter de la pertinence ou pas de signer le TNP, et d’autres personnes sont évidemment mieux outillées que l’auteur de ces lignes pour en débattre. Le point est ailleurs. Il concerne la date de signature du traité : c’est au moment de l’ajustement structurel que l’Etat Algérien a renoncé à un principe de souveraineté défendu pendant un quart de siècle.
En plus de faire face à la barbarie intégriste, le pays était à genoux sur les plans financier et économique et avait absolument besoin des fonds du FMI et de restructurer sa dette. Les bailleurs de fond ont fourni les liquidités nécessaires, avec leur lot habituel de contraintes économiques dans pareils circonstances (dévaluation brutale de la monnaie ; baisse massive des subventions ; réduction des systèmes de la sécurité sociale et des retraites ; licenciements massifs dans le secteur public ; privatisations), avec en prime la signature du TNP.
Planche à billets : Le vertige. 6 556 milliards de dinars, soit 32% du PIB, est le montant d’argent tiré par la planche à billets pour financer l’économie depuis octobre 2017 à janvier 2019, soit une période de 16 mois. Le dernier compte public de la Banque d’Algérie, en date de novembre, indique que 17% du PIB avait été réellement injecté dans l’économie.
Le montant global de 32% doit être comparé au même programme utilisé par les grandes puissances économiques, en particulier les Etats-Unis avec 30% de PIB sur une période de six années et l’Europe avec 20% de PIB sur une période de trois années. L’exécutif algérien est pris de vertige ; il n’y a plus de limite dans les dépenses. Une fuite en avant sans précédent dans l’histoire du pays.
Le déficit budgétaire a été de 9,6% en 2017 (avec un prix du baril de pétrole à 54 dollars), 10,9% du PIB en 2018 (avec 71,5 dollars pour le pétrole) et il est prévu à 10% pour 2019 (avec un prix prévisionnel de 55 dollars). Le déficit de 2019 est de fait minoré car les 3 % de PIB destiné au financement du déficit de la Caisse Nationale des Retraites (CNR) n’est pas inclus. Le déficit du compte courant de la balance des paiements ne se porte pas beaucoup mieux : 13% du PIB de déficit en 2017, 10 % en 2018 et probablement autant en 2019.
La surévaluation du dinar par la Banque d’Algérie a un impact de premier ordre sur le déficit externe. De fait, cette institution, complice du vertige de la planche à billets, est à nouveau aux ordres du politique.
Tous les pays exportateurs d’hydrocarbures ont connu de grands déficits pour leurs comptes internes et externes, mais ils ont réalisé des ajustements économiques pour les réduire de manière substantielle, ce qui n’est pas le cas pour notre pays. La politique budgétaire de l’exécutif et la politique monétaire de la Banque d’Algérie mènent de manière certaine le pays vers l’effondrement sur le plan économique et le recours au FMI. Cet effondrement se fera quand les réserves de change seront presque vides.
Il est difficile de bien situer la date de cet effondrement car il dépend beaucoup du prix du pétrole et du niveau de prédation des dirigeants et de leurs amis, mais on peut l’évaluer entre trois et cinq années. Néanmoins, les annonces récentes des montants de la planche à billets (2 700 mds DA depuis Novembre, soit 13% du PIB) indiquent clairement que le niveau de prédation a augmenté, surtout que le directeur du Trésor avait indiqué en octobre qu’il était possible que le pays n’ait plus besoin de faire fonctionner la planche à billets.
Comprendre ce qui se passe. Une bonne partie du montant de la planche à billets est directement versée au Trésor pour ses propres opérations (2 470 mds DA, soit 38% du montant global du programme de planche à billets). Ces opérations sont encadrées par les textes de loi et par la Loi de Finance. Par ailleurs, les montants sont injectés de manière graduelle et selon les besoins mensuels du Trésor, ce qui est adéquat pour ne pas trop augmenter la liquidité bancaire et l’inflation.
Un autre montant va au Fonds National d’Investissement (FNI). Comme je l’ai déjà écrit dans ma contribution de Novembre 2017, le FNI aurait dû être exclu du programme de planche à billets car il n’est pas assez contrôlé par les textes comme l’est le Trésor. Le montant alloué au FNI est de 1 800 mds DA, soit 27,5% du programme. Une partie de cet argent va servir à financer la CNR. Un montant de 620 mds DA avait était annoncé pour 2019. De manière surprenante, le Premier Ministre a annoncé aux députés le montant de 864 mds DA destinés à la CNR, avec une nouvelle tranche de planche à billets à venir de 500 mds DA !! Que se passe-t-il pour que 1 364 mds DA soient destinés à la CNR alors que ses besoins annuels annoncés par son premier responsable il y a quelques semaines sont de moitié ?
La seconde partie du montant du FNI (938 mds DA, soit 14,3% du programme) va servir à financer certains projets l’AADL et l’infrastructure du projet de phosphates (500 mds DA pour ce dernier). Malheureusement, ce projet semble être très mal parti. Un excellent article publié par Maghreb Emergent le 13 février dernier par un journaliste ayant une bonne réputation dans l’investigation nous explique que ce projet semble irréalisable car le partenaire chinois refuse les conditions posées. Pourquoi alors se lancer dans la réalisation de l’infrastructure à plus de 500 mds DA ?
La troisième grande partie du programme de planche à billets (2 287 mds DA, soit 35% du programme) sert à l’assainissement des banques et des sociétés et au remboursement de certaines dettes de l’Etat. Une bonne partie va à Sonatrach qui pendant des années a importé du carburant au prix international pour le vendre à un prix subventionné (900 mds DA à novembre dernier, peut-être plus actuellement). Il est logique de rembourser les dettes envers Sonatrach, mais l’utilisation par cette dernière de cet argent est discutable ; nous y reviendrons ci-dessous.
L’Etat a aussi remboursé une partie de l’énorme dette de Sonelgaz auprès de la BNA (545 mds DA à octobre dernier, sûrement plus actuellement). Cette opération a aidé à augmenter la liquidité bancaire, du moins celle de la BNA, comme celle de la BEA pour les remboursements de la dette de Sonatrach. Néanmoins, l’usage de cet argent est problématique. En effet, quand la BNA récupère de l’argent, elle le prête à des opérateurs économiques, le premier étant Sonelgaz ! Cette société a un programme d’investissement qui dépasse l’entendement (380 mds DA pour 2019, soit près de 2% du PIB). Il faut absolument le stopper. Les intentions d’exportation de l’électricité vers le sud de l’Europe est une nouvelle fourberie pour justifier les investissements colossaux de Sonelgaz. Il serait intéressant de connaitre l’identité des sociétés privées qui réalisent ces investissements.
De manière globale, la forte augmentation de la liquidité bancaire, qui provient principalement des deux dernières parties du programme de planches à billets, semble aussi profiter au patronat connecté au politique pour le financement de ses activités, souvent prédatrices. Un exemple hallucinant est le montage automobile, qui est la plus grande escroquerie de l’Algérie indépendante. En effet, ce programme consomme non seulement beaucoup de devises (près de 3 mds de dollars en 2018) mais en plus il permet aux propriétaires des unités de montage de récupérer les taxes (douanes et TVA) qui allaient avant dans les comptes du Trésor.
Siphonage des réserves de change. Comme nous l’avons indiqué ailleurs, le programme de planche à billets est tenable tant que les réserves de change ne sont pas trop faibles. Malheureusement, nous assistons à plusieurs opérations qui consistent à siphonner ces réserves. Le maintien de la surévaluation du dinar est un prime aux importations. Le maintien de l’énorme écart entre les taux de change officiel et parallèle (plus de 57%, un record historique) favorise très fortement la surfacturation des importations, ce qui est le moyen le plus important pour la fuite des capitaux. Le déficit de la partie service est historiquement au plus haut, ce qui suggère aussi une fuite de capitaux.
Comment expliquer autrement que par la surfacturation les investissements en surcapacités dans plusieurs secteurs saturés de l’industrie, investissements financés par des prêts bancaires ? De la même manière, la politique d’investissement de Sonatrach à l’étranger pose de vrais problèmes. Il y a tellement à faire au pays, pourquoi aller investir en Sicile, en Grèce et en Turquie, où la corruption n’est pas une vue de l’esprit ? Pourquoi vouloir investir dans une société de trading ? Est-ce que Sonatarch a les compétences nécessaires ? De la même manière, les investissements colossaux de Sonelgaz sont en bonne partie basés sur des importations, investissements inopportuns. La compagnie Air Algérie a décidé de changer complètement sa flotte. Est-ce que le pays a les moyens de cette politique ?
Tous ces exemples indiquent que la surliquidité des banques qui provient du programme de la planche à billets sert en bonne partie à financer les importations, la surfacturation et la fuite des capitaux, conduisant à une baisse très rapide des réserves de change. De fait, la politique actuelle ressemble à celles des compagnies étrangères exploitant des ressources naturelles. En anticipant des nationalisations, ces entreprises se mettent à surexploiter les gisements, ce qui n’est pas rationnel sur le plan économique mais tout à fait rationnel sachant le départ inéluctable.
Des forces poussent le pays vers le FMI. Le FMI est souvent honni, mais la vérité est qu’un pays s’adresse à lui quand il n’arrive plus à trouver d’autres institutions ou Etats pour le financer. Le FMI ne refuse jamais de prêter de l’argent. Pour chaque dollar prêté, il pose ses conditions. Elles sont économiques et sociales, bien connues, et elles sont rappelées ci-dessus. D’autres conditions plus obscures et moins avouables menants à une perte de souveraineté sont imposées quand la demande de financement est très élevée.
Ne soyons pas naïfs, certaines forces internes ont intérêt à l’effondrement économique du pays et à sa mise sous les fauches caudines du FMI. Pour certains, aller au FMI sera un moyen de mener des réformes très libérales qui ne passeraient pas en temps normal. Pour d’autres, l’intérêt est de mettre la main à moindre coût sur les actifs publics (sociétés, terrains, infrastructures routières et des réseaux, minerais et ressources naturelles) et aussi sur les derniers secteurs du commerce extérieur sous monopole de l’Etat, à commencer par le blé. Enfin, certains, comme les oligarques, ont beaucoup emprunté auprès des banques publiques. En cas d’effondrement du dinar et de forte inflation, les remboursements seront plus faibles en terme réel, surtout qu’ils seront probablement financés par le rapatriement des devises placées à l’étranger, à un taux de change très favorable.
Conférence nationale après les élections présidentielles. Depuis l’annonce de sa candidature, le président nous promet une conférence après sa réélection où tous les sujets seraient débattus, en particulier les sujets économiques. Le plus cocasse est qu’au même moment, le ministre en charge du programme de l’ANSEJ déclare que les bénéficiaires de ce programme ne seront pas poursuivis en cas de non-remboursement. C’est une manière assez claire pour dire que ces prêts ne seront pas remboursés. La conjoncture actuelle suggère que des annonces aussi populistes vont se multiplier dans un avenir proche.
Un pays ne trouve plus d’autres bailleurs de fonds que le FMI suite à la mauvaise gestion économique de ses dirigeants. Notre pays a été confronté au FMI à cause de la mauvaise gestion de la période 1980-1988. La politique économique actuelle mène directement l’Algérie au FMI. Le peuple doit l’arrêter, maintenant. L’alternative est la perte de souveraineté, dont les enjeux sont nombreux : installation de bases militaires étrangères et de camps pour migrants ; création d’une frontière hermétique au sud pour contenir la migration climatique qui se fera dans quelques décennies ; participation de l’armée à des opérations extérieures ; remise en cause des positions politiques de l’Algérie, en particulier sur le Sahara Occidental et la Palestine.
Transition politique. Le peuple aspire et a de fait décidé d’effectuer un changement de système politique, changement qui nécessitera une transition politique. Mener des réformes économiques nécessaires en plein transition politique sera difficile, voire contre-indiqué, surtout qu’il faudra en débattre, à commencer par la dimension sociale que le pays veut avoir. Le niveau actuel des réserves de change, combiné à une bonne gouvernance, permettra de mener une transition politique de trois années de manière sereine sur le plan économique.
Nour Meddahi
Professeur d’Economie, Université de Toulouse