Pour le politologue spécialiste du monde arabe, Hasni Abidi, également directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAM) à Genève et Professeur invité à l’Université Paris XIII ; l’Algérie est une voix écoutée en Afrique et en Libye. Elle peut agir au sein de l’UA, comme individuellement dans la résolution de la question libyenne.
Les Nations Unies ont ajourné la séance du dialogue inter-libyen qui devait avoir lieu lundi, en dépit de l’escalade de la violence et de la complexité de la situation, pourquoi ?
La réunion du 5 janvier n’a pas eu lieu pour deux raisons. La première est sur la forme : car la date du 5 janvier n’a pas été décidée par l’envoyé spécial de l’Onu en Libye Bernardino Leon, mais plutôt lancée par un responsable au sein de l’Onu. La deuxième raison, de fond, est qu’entre les précédentes réunions de Ghadames et de Madrid, on n’a pas pu élargir la participation des autres paries belligérantes. A cela, il faut ajouter le contexte sécuritaire qui s’est détérioré depuis la tenue des réunions précitées. Cela a rendu l’organisation de cette réunion impossible actuellement, sans abandonner cette idée pour autant. Cette réunion est l’ultime chance de paix pour la Libye, au vu de la solution militaire préconisée par d’autres parties.
Quelles sont ces parties qui veulent aller vers une solution militaire selon vous ?
Ce sont toutes les parties qui soutiennent les acteurs du conflit sur le terrain. Ils sont d’abord extérieurs, comme l’Egypte qui aide l’armée du Général Khalifa Haftar, puis la France qui n’a jamais été aussi « va-t-en guerre » que maintenant, même si elle nuance sa position. Par exemple, son ministre de la Défense Jean Yves le Drian parle Lundi d’une solution militaire et le lendemain, François Hollande le contredit en appelant à une solution politique. Puis les acteurs intérieurs, comme les groupes armés d’Ansar Echaria, l’Aube de Libye, le Conseil Consultatif des révolutionnaires de Benghazi et l’armée du Général Khalifa Haftar. Ce sont des éléments qui optent pour la résolution armée du conflit. De l’autre coté, nous avons les frères musulmans du gouvernement de Tripoli qui appellent à une solution politique.
Les chefs des pays du Sahel se réunissent depuis lundi à Tamanrasset pour discuter de la question nord malienne et libyenne. Quel regard portez-vous sur le rôle de l’Algérie dans ce dialogue inter-libyen ?
L’Algérie a une voix écoutée en Libye et en Afrique. Elle a deux commissaires au sein de l’Union Africaine, et elle est impliquée vu sa connaissance de la question et le souci de maintien de sa sécurité interne dans cette table ronde des négociations. De plus, l’Algérie est sollicitée par le gouvernement de Tripoli et plusieurs parties prenantes de ce conflit, ajoutons à cela, l’appui à sa position pacifique et à son dialogue inclusif par les occidentaux. C’est un acteur clé qui peut agir au sein de l’UA, comme il peut agir individuellement en appelant les parties belligérantes à se réunir à Alger pour trouver un consensus. Je peux dire que les parties libyennes sont prêtes à se déplacer à Alger. L’Algérie pourrait aussi se défaire de sa « neutralité positive », pour accélérer le rétablissement de la paix chez son voisin.
Lundi, le représentant permanant de la libyen à la Ligue Arabe Achour Bourached a demandé à cette organisation d’appuyer militairement l’armée libyenne, laquelle a reporté sa réponse à la semaine prochaine. Pensez-vous que la Ligue Arabe finira par fournir des armes à la Libye ?
Je doute fort que la Ligue Arabe fournissent des armes à la Libye, tout simplement parce qu’il n’ya pas une destination claire et unanime de ces armes-là. On armera qui, quelle armée et quel gouvernement ? De l’Est ou de l’Ouest ? En plus, il faut se rappeler que la Ligue Arabe n’a pas les moyens pour intervenir ou soutenir militairement telle ou telle partie. Ajoutons à cela, la divergence des membres des pays arabes sur les acteurs qu’ils soutiennent en Libye. La Ligue Arabe n’oubliera pas non plus les conséquences désastreuses de l’intervention militaire de certains de ses membres en 2011 contre feu Khadafi, qui a mené le pays vers ce à quoi nous assistons aujourd’hui. Je pense que l’établissement d’une sorte de Casque Bleus de la Ligue Arabe pour le maintien de la paix en attendant les négociations politiques serait une bonne option de départ. Car il est évident que les libyens ne construiront pas leur pays aussitôt que les armes se tairont. Rappelez-vous que le pays n’a pas eu d’institutions démocratiques depuis 1969, et on sait qu’on ne peut pas construire un pays avec 40 ans de vide institutionnel.
Le président égyptien Abdelfatah Sissi a affirmé lors de sa réuni lundi avec l’Emir du Kuwait Ahmed Sobah, que l’Egypte appuyera l’opération de la « Dignité » que mène le général Haftar depuis mai dernier. L’Egypte, menacée de ses frontières, continue à soutenir clairement la solution militaire. Quel commentaire faites-vous sur cela ?
L’Egypte a perdu toute sa neutralité dans ce conflit libyen en affichant depuis le début de l’opération de la Dignité son appui à Khalifa Haftar. Or, l’Egypte sait très bien qu’elle n’a pas les moyens pour financer cette armée, alors, elle cherche le soutien des pays du Golf pour « sécuriser » ses frontières ouest. Hélas, un problème multidimensionnel comme celui de la Libye ne peut être résolu par l’appui militaire de l’une ou de l’autre partie. Les raids aériens et les bombardements qu’on observe depuis des mois n’ont pas réussi à faire avancer l’armée de Haftar ni à récupérer les villes prises par des milices ou des djihadistes comme Derna ou autres.
Pourtant, des sources proches du Général Haftar parlent ce début de semaine de la récupération de plus de 80% de la ville de Benghazi et de grandes avancées dans la ville de Misrata ?
Vous savez, il ya une grande guerre de chiffres sur le terrain, car le pays est quasi désertiques et que celui qui contrôle Tripoli et le Croissant pétrolier contrôle le pays. Actuellement, le gouvernement de l’Ouest, opposé au général Haftar continue de contrôler Tripoli. Le Croissant Pétrolier qui s’étale sur trois régions est encore sous les mains des milices de Fadjr Libya depuis plus d’une semaine, la ville de Derna à l’Est est sous le contrôle de L’Etat Islamique. Je pense que le chevauchement de la situation libyenne ne permet pas de s’offrir le luxe de définir un vainqueur et un vaincu à l’heure actuelle. A mon avis, les raids aériens de Khalifa Haftar ne feront que compliquer les choses.