« Maman, il est possible que je prenne la barque demain », lui avait-il simplement dit la veille de son départ. Sa mère n’y avait pas réellement cru, car ce n’était pas la première fois qu’elle entendait ce genre de phrases. Mais cette fois-ci, Dadi allait vraiment partir.
Raïs Hamidou est une commune située dans la banlieue Nord-Ouest d’Alger. Appelée communément la Pointe Pescade, cette ville populaire connue pour sa bonne ambiance, est en deuil depuis plusieurs jours. Malgré le beau temps de ce mercredi 21 novembre, et malgré la splendide vue sur mer de la Pointe, il régnait une atmosphère de tristesse et de douleur après la disparition de dix jeunes hommes du quartier, des « Haragas» dans les eaux territoriales italiennes.
Les derniers moments précédant la catastrophe
Cela fait maintenant une semaine exactement que 13 jeunes gens âgés de 17 à 34 ans ont traversé clandestinement la Méditerranée, démarrant de Annaba vers l’Italie. Une destination malheureusement jamais atteinte. A un kilomètre de l’îlot appelé Toro, un bout de terre inhabité au sud de la grande île de la Sardaigne, le moteur de la barque qui les transportait, est tombé en panne. Dix des 13 voyageurs quittent la barque et plongent dans l’eau. Ils ne donnent plus de signe de vie… Hier mercredi, une première victime a été identifiée, dans une morgue en Italie. Il s’agit de Ghiles Kebir. La triste nouvelle tombe comme un couperet sur les habitants de la Pointe.
Jeudi passé, vers midi, à quelques kilomètres de l’île de Toro, la mer est agitée, le courant repousse la barque vers le large. Les harragas n’ont pas de rames pour maintenir le cap. Dadi, de son vrai nom Khaled Khedab, le plus âgé des voyageurs, prend la décision de plonger et de continuer à la nage. La terre est visible depuis la barque. Ses jeunes compagnons décident alors de le suivre l’un après l’autre.
Dans la barque, il ne reste que trois personnes, sauvées miraculeusement par la marine italienne. C’est l’un d’eux, Ayoub, qui donne l’alerte et livre les détails des derniers moments précédant la tragédie.
« La barque de la mort » était partie de Annaba, le mercredi 14 novembre, à 6 heures du matin. Le trajet vers l’Italie devait durer 17h. Après 30h de voyage chaotique, dans une barque secouée par les vagues, sans manger ni dormir, Ayoub, jeune homme à la santé fragile, était au bout du rouleau. Pour lui, plonger c’est partir vers une mort certaine. Il décide de ne pas se jeter à l’eau et de rester dans la barque.
« Je suis fatigué, et je me sens malade. Je ne pourrai pas arriver à la terre ferme. La mort est une évidence pour moi, mais je préfère crever sur la barque ». C’est ce qu’a dit Ayoub à ses compagnons, qu’il ne reverra peut-être jamais. Son voisin et ami, Saif-Eddine a très froid, ses vêtements sont trempés par les vagues. Lui aussi décide de rester. Ayoub redit ses paroles à des membres de sa famille. « Il a dit : moi aussi je reste sur la barque, j’ai froid. Je n’en peux plus…Je ne plonge pas ». Zakaria, seul passager de Annaba, au milieu du groupe de Raïs Hamidou, décide, lui aussi, de rester.
Les trois qui n’ont pas plongé vont survivre. Ils seront sauvés par la marine italienne le lendemain, vendredi 15 novembre, à 9 heures. « Les sauveteurs ont bien pris soin de nous. Ils nous secouraient avec les larmes aux yeux. Et actuellement nous sommes en bien meilleure santé dans un centre à Cagliari, capitale de la Sardaigne », raconte Ayoub, par téléphone, à sa famille.
La Pointe en attente des nouvelles
En arrivant le matin, à la Pointe Pescade, pas loin de la poste, nous rencontrons deux femmes, la cinquantaine, assises sur le seuil d’une maison coloniale. Sans préambule, elles nous parlent de leurs voisins disparus. Les larmes aux yeux, elles évoquent les gentils garçons qu’étaient Dadi, Kikou, Ghiles et les autres enfants du quartier disparus.
En face de cette maison se trouve une agence immobilière, tenue par Mme Faiza Kessanti. C’est la maman de Dadi, son fils unique. Cette mère courageuse avoue son impuissance face à la volonté de son fils de partir.
« Même si je lui avais demandé de ne pas y aller, il n’en aurait fait qu’à sa tête. Je ne pouvais lui dire ni oui ni non », soupire-t-elle. Des récits de « harguas » réussies vers l’autre rive ont incité son fils et ses amis à partir, explique-t-elle. Avant cette traversée fatale, neuf barques emportant des jeunes de la commune avaient réussi à atteindre l’autre rive.
Dadi, vendeur dans une boutique de prêt-à-porter à Staouéli, venait de fêter ses 34 ans. Il parlait souvent de son projet à sa mère Faiza. « Maman, il est possible que je prenne la barque demain », lui avait-il simplement dit la veille de son départ. Sa mère ne l’a pas vraiment cru. Ce n’était pas la première fois qu’elle entendait ce genre de phrases. Mais cette fois-ci, Dadi est vraiment parti.
Dadi, qui a perdu son père très jeune, vivait avec sa mère dans un appartement en location. Il rêvait de travailler en Europe pour aider sa mère à acheter une maison. Dans l’agence, Mme Kessanti reçoit, avec courage, les voisins et voisines venus en groupes la consoler et avoir des nouvelles de son fils.
« Ce sont des clandestins après tout, ils doivent sûrement se cacher quelque part pour ne pas être refoulés ! », « Ils savent tous nager, ne t’inquiète pas Faiza, tu entendras de bonnes nouvelles de ton fils », lui disaient ses visiteurs. « Tant que je n’ai pas entendu la voix de mon fils, je ne croirais en aucune hypothèse ». C’est ce qu’elle dit avec calme.
Des familles effondrées
À quelques mètres de l’agence immobilière que gère Faiza, dans un immeuble, une femme, debout devant sa fenêtre, pleure à chaudes larmes. C’est la maison de Hakim, appelé Kikou, l’un des disparus. Âgé de 19 ans, il avait perdu son père il y a trois ans, il vivait avec sa maman et son petit frère dans la maison de la grande famille paternelle. Ses amis disent que sa situation sociale était plutôt difficile.
Dans la maison, c’est la cousine qui nous parle. Les yeux rougis, elle fond en larmes à nouveau. « Qu’est-ce que vous voulez que je dise. Il n’y a aucune information. » . Et puis avec une certaine colère : « Vous allez nous le ramenez si on vous parle ?! Elle a le même âge que Kikou et ils ont grandi ensemble. Elle n’a pas de mots.
Mauvaise nouvelle
Des Algériens qui vivent à l’étranger notamment en Italie, ont fait le déplacement à Cagliari, en Sardaigne pour avoir des informations. Ce sont eux qui confirment qu’il y a trois survivants (Ayoub, Saif-Eddine et Zakaria). Ils disent aussi qu’il y a deux corps dans la morgue, qui n’étaient pas encore identifié mercredi matin.
A midi, la nouvelle se répand, l’un des corps a été identifié. Il s’agit de Ghiles Kebir, un jeune boulanger d’une vingtaine d’années. Une quinzaine de personnes sont devant sa maison. Choqués, ses cousins et ses amis disent que la maman d’un des harrags est allée à la morgue et a transmis les photos des corps. Ils ont reconnu l’un d’eux, Ghiles. Ses frères et ses collègues en tenue de boulanger, sont sous le choc. Assis, en larmes, sur le trottoir.
Nous n’avons pas d’avenir ici
La Vigie, un quartier de Rais Hamidou, là où se trouve la fameuse maison supposée hantée et qui a été restaurée récemment. C’est là qu’habite Ayoub, le jeune harag sauvé. Il a 24 ans, joue au football. Il tenait une boutique à la rue Meissonnier. Toufik, son grand frère, nous parle. C’est lui qui nous transmet le récit de Ayoub. Toufik, près de la trentaine, est catégorique, lui aussi veut partir en barque. Pour lui, c’est sans avenir ici. « Le pouvoir algérien a détruit nos vies. Il nous appelle que pour les élections et le service militaire. Mais pour nous assurer des postes de travail, personne ne s’intéresse à nous ».
Déterminé, fixant le large, Toufik assure qu’il partira lui aussi dans une barque pour 180. 000 DA, puisqu’obtenir un visa est presque impossible.
« Si c’était un pays pauvre, on aurait supporté cette situation comme nos ancêtres l’ont fait lors de la révolution. Mais là il y a énormément de richesse en Algérie et c’est la corruption qui règne »,