Après deux ans de débats houleux et trois semaines de séances plénières quasi ininterrompues, l’Assemblée nationale constituante (ANC) tunisienne a adopté, dimanche 23 janvier, la nouvelle Constitution censée définitivement tourner la page des années Ben Ali. Le chemin a été long et pénible mais les Tunisiens ont montré, qu’en dépit des différences idéologiques ou politiques, ils avançaient vers la démocratie, analyse la politologue Khadija Mohsen-Finan.
Quelles ont été les principales étapes et les faits marquants à retenir de cette reconstruction ? La Tunisie aurait-elle pu avoir une constitution plus rapidement?
Oui la Tunisie aurait certainement pu avoir une Constitution plus rapidement. Elle aurait même pu se passer de rédiger une nouvelle Constitution, en reprenant le texte constitutionnel de 1959 et en le modifiant. Il en a été décidé autrement. Au début de son mandat, l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) était bien perçue par les Tunisiens car elle répondait à un souci de représentativité, et elle était bien sûr légitime puisque les députés ont été élus. Nous étions dans la mise en place de la démocratie, aussi imparfaite soit-elle.
Puis, les débats ont porté sur des questions qui n’étaient pas essentielles pour les Tunisiens. Le débat tournait à vide. En réalité, ces débats infructueux reflétaient la tension qui était observable dans la société, avec une polarisation et une société coupée en deux. Chacun des deux camps essayant d’inscrire dans le texte fondamental sa manière de concevoir la Tunisie nouvelle. Allait-elle être une survivance de la Tunisie de Bourguiba débarrassée de ses aspects autoritaires ? Ou la réécriture du texte fondamental était-elle une opportunité pour centrer l’islam dans la vie politique du pays ?
Par ailleurs, c’est la même équipe dirigeante qui était en charge de rédiger la Constitution et de répondre aux attentes économiques et sociales des Tunisiens. Excédés par l’aggravation de la crise économique et par la dégradation de la situation sécuritaire, de nombreux Tunisiens ont eu le sentiment d’être mal représentés par les vainqueurs des élections. Ils ont demandé le départ du gouvernement. Or la troïka a lié son maintien au gouvernement à la fin de la rédaction de la Constitution. Le comportement hégémonique d’Ennahda, le climat de violence et de répression contre les syndicalistes, les artistes et les journalistes qui dénonçaient la dérive autoritaire de ce parti ont été autant de facteurs qui ont pesé sur la rédaction de la Constitution.
Quels sont les principaux enseignements qui peuvent être tirés de ce long processus, inédit dans l’histoire ?
Je crois que la gestion de la transition et la rédaction d’un texte qui conditionne l’avenir du pays n’auraient pas dû être liées. Il aurait fallu prévoir deux équipes, même si cela aurait été complexe pour des questions de légitimité et de représentativité. Je pense aussi que ces deux ans de vie de l’ANC ont été longs et pénibles par moments, mais ils ont montré, malgré tout, que les Tunisiens se parlent en dépit de leurs différences idéologiques ou politiques. Ces « deux Tunisie », l’une moderniste et l’autre islamiste ont compris qu’elles devaient travailler ensemble et malgré les divergences, elles ont produit un texte commun qui correspond à un compromis. Le chemin de la démocratie est long, semé d’embûches, mais il se pratique avec l’autre. Je n’ose pas parler de « modèle tunisien », car il n’y a pas de modèle, mais le schéma pour lequel les Tunisiens ont opté se fonde sur le consensus. Enfin, l’autre leçon qui peut être retenue de cette période, c’est le rôle de la société civile qui a joué un rôle de garde-fou, capable de ramener la société politique dans les clous de la démocratie. Les élections ne suffisent pas à légitimer le personnel politique, la manière dont les élus gouvernent le pays et répondent aux attentes des citoyens participent du lien social.
L’expérience tunisienne peut-elle inspirer d’autres pays en transition, notamment l’Egypte qui a célébré le 3e anniversaire de la chute de Moubarak dans le sang ?
Chaque pays évolue différemment mais ils s’influencent mutuellement. La déposition du président égyptien Mohamed Morsi a soudé l’opposition tunisienne et l’a incitée à demander le départ d’un gouvernement qui était déterminé à rester en place parce qu’il considère qu’il a été élu. Inversement, les Egyptiens devraient s’interroger sur la méthode appliquée pour marginaliser un président qui s’est lourdement trompé dans son mode de gouvernance. Peut-on construire une démocratie avec la moitié de la population ?
Quant aux autres pays, ils feignent ne pas être concernés par le changement, mais en réalité, leurs sociétés civiles sont travaillées par la formidable dynamique que nous observons ici ou là. Le vrai changement viendra par le bas, le jour où les verrous auront sauté. C’est une question de temps.
Propos recueillis par Nejma Rondeleux
(*) Khadija Mohsen-Finan est chercheure associée à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) et enseignante à l’Université Paris I (Panthéon Sorbonne) et à l’IEP de Paris. Spécialiste du Maghreb et des questions méditerranéennes, elle a dirigé en 2011 la publication du Le Maghreb dans les relations internationales (CNRS éditions).