Le président Bouteflika fait la plus grande erreur de ses 17 années de pouvoir en voulant protéger coûte que coûte des proches et des soutiens qui conjuguent sa fin de vie politique avec le déshonneur.
Des émeutes de jeunes dans plusieurs villes d’Algérie le 4 janvier 2011 et les jours suivants ont pu laisser penser que le pays se plaçait sur la trajectoire du printemps arabe naissant. Elles ont fait 4 morts et plusieurs dizaines de blessés parmi les jeunes en colère. Des observateurs avisés ont alors expliqué à des partenaires européens de l’Algérie inquiets qu’un soulèvement populaire n’était pas l’ordre du jour.
Un point de vue lucide. Les conditions d’une révolte citoyenne étaient alors loin d’être réunies. Elles l’ont été encore moins durant les trois années suivantes. La politique de redistribution non productive de la rente s’est brutalement accélérée avec, en 2012, une loi de finances au record historique d’augmentation des dépenses de fonctionnement d’une année sur l’autre.
Les impasses et les dérives violentes du printemps arabe ont fait le reste. Le ciment de la stabilité politique du régime de Bouteflika s’est donc temporairement renforcé. Il était un amalgame d’élargissement de l’Etat-Providence et de peur populaire de la rechute de l’Algérie dans le désordre meurtrier des années 1990.
Cette digue, à la fois sociale et psychologique contre l’entrée en action des grands nombres dans l’espace de la contestation de rue, est en train de se fissurer à une allure insoupçonnable. Le prochain mouvement de colère populaire, désormais inéluctable, sera plus large, plus violent et moins éphémère.
Il aura plusieurs carburants. La dégradation de la situation sociale en cours en sera le principal. Mais son liquide le plus inflammable viendra probablement du sentiment d’injustice face à l’enrichissement illicite scandaleux et l’impunité juridique asphyxiante dont bénéficient les amis et les soutiens du président Bouteflika et de son frère Saïd.
Se séparer de Raspoutine
Les faits délictueux dont sont soupçonnés Chakib Khelil ministre de l’Energie durant dix années, Abdeslam Bouchouareb ministre de l’Industrie et Amar Saadani, secrétaire général du FLN, auraient pu ne pas transparaître au monde à l’ère mentale d’Abdelaziz Bouteflika : l’ère d’avant l’Internet et de la diffusion stratosphérique du big data.
Le président de la république est arrêté dans le monde d’avant. Celui où le fait du prince peut mettre sous le tapis un scandale de corruption. Parce que le prince en contrôle le mécanisme mnésique, il peut le flouter dans les mémoires, empêcher sa rediffusion, circonscrire son onde.
Bouteflika ne peut pas mesurer la dévastation en cours. Celle d’un tsunami d’informations qui déferle sur le monde et qui lui ramène dans ses flots les épaves de ses turpitudes. En l’espace de six jours, deux grandes enquêtes planétaires, l’une sur la corruption dans l’industrie pétrolière (« Unaoil »), l’autre sur les entreprises off-shore (« Panama Papers »), ont à nouveau éclaboussé Chakib Khelil et confirmé ce qui se savait sur l’affairisme de Abdeselam Bouchouareb, le ministre de l’Industrie.
Dans une rationalité politique normale, Bouteflika, qui doit se préparer à prendre des mesures d’austérité plus dures dès la LFC de 2016, a, a minima, tout à gagner à se séparer de ses ministres et amis manifestement corrompus ou fraudeurs du fisc. Il devrait, en réalité, laisser la justice algérienne ouvrir des enquêtes au sujet des deux nouveaux contrats (Hyundai à Arzew et Samsung à Skikda) incriminés dans l’enquête Unaoil. Pareil au sujet de l’origine de la fortune de Abdeselam Bouchouareb et sa position fiscale de résident en Algérie.
En faisant de Amar Saadani le pourfendeur zélé de ses adversaires, le président de la République a depuis longtemps pris un pari raspoutinien, celui de faire de son pouvoir une citadelle de personnages sulfureux que le peuple aimera détester.
Amar Saadani est, avec la Générale des concessions agricoles (GCA), toujours impliqué dans la plus grande affaire de détournement de fonds publics hors secteur de l’énergie. Il détient au moins un bien à Paris dont il ne peut justifier le financement. Il sent le soufre.
C’est lui qui, pourtant, dicte la norme morale de la fin de règne de Bouteflika. Comme Raspoutine, prédicateur et guérisseur dévergondé, dictait la sienne aux dernières années de Nicolas II, dernier tsar de Russie avant la révolution de février 1917.
Faire tirer à nouveau sur le peuple
Le président Bouteflika a dû laisser tirer sur le peuple dès la troisième année de son pouvoir. Le printemps noir de Kabylie en 2001 a fait 126 morts et des dizaines de handicapés à vie. Il a passé les années suivantes à se prémunir des insurrections populaires. Pour faire durer son pouvoir.
L’étincelle de janvier 2011 a été une piqûre de rappel qui l’a conduit, la manne pétrolière se gonflant, à élargir le rayon de son arrosage, sans formule créatrice de richesse pour la nation. Avec le quatrième mandat, il a pris un risque, à l’apparence encore mesuré au début, de se retrouver face au peuple dans la rue et de devoir faire, à nouveau, tirer la troupe. Pour la troisième fois.
Aujourd’hui avec la tentative de réhabiliter Chakib Khelil, ce risque est devenu tectonique. L’affaire Bouchouareb l’aggrave. Elle rend la faille sismique aussi active qu’instable. Les Algériens comme les Tunisiens à la fin de l’ère Benali vont avoir un clan Trabelsi à haïr, et «un gendre symbolique », reflet de Sakhri Mater en Tunisie, à vouer aux gémonies.
En moins de deux ans, en voulant se maintenir à tout prix au pouvoir, Bouteflika a quasiment défait ce qu’il a acheté très cher durant plus de quatorze ans : une police d’assurance contre la colère populaire insurrectionnelle. Les conditions de vie des Algériens vont se dégrader dans les prochains mois, durant les deux ou trois prochaines années.
Le modèle clientéliste des années Bouteflika est en train de collapser. Avec la rareté des ressources, le temps du politique est de retour. Il implique des idées, de l’enthousiasme, de grands desseins, le respect de la norme et une convergence intuitive vers ce qui est socialement juste. Il implique surtout des acteurs égaux devant la loi. Faire de Saadani le porte-parole du FLN, vouloir réhabiliter Khelil après l’avoir exfiltré des Etats-Unis, ou maintenir Bouchouareb au gouvernement est exactement l’inverse d’un comportement politique.
Accélérateurs de rupture
Ces hommes du président sont des accélérateurs des processus de rupture entre le peuple et les institutions de la république. Ce sont des faiseurs de révolution, là où il pouvait y avoir encore dialogue et consensus. Dans l’entourage d’Abdelaziz Bouteflika, il n’existe visiblement plus personne pour le lui dire.
Personne pour lui expliquer que les millions de fichiers de la wikilisation des secrets sont insubmersibles. Que le peuple lit, écoute, voit, juge. Même s’il se tait encore aujourd’hui.
Plus personne pour prévenir du ridicule de faire interpeller le Quai D’Orsay pour protester contre la Une du journal Le Monde qui a mis la photo du président algérien parmi les chefs d’Etats confondus dans le scandale du Panama Papers.
Choc de Gutenberg contre Google. Le cercle d’amis et de soutiens du président par lesquels le scandale arrive est moralement et civiquement perdu. Il peut emporter un pan du pays avec lui s’il s’enkyste avant de chuter.
Dans le monde global 2.0 + le transport par containers n’est pas le seul mondialisé. La machine citoyenne des lanceurs d’alertes a brisé l’asymétrie de l’information du temps d’avant. Le monde sait. Les Algériens savent. Si le mouvement insurrectionnel doit survenir à nouveau en Algérie.
S’il doit à nouveau faire du changement une urgence de barricades, il aura sans doute pris une de ses sources les plus tumultueuses en ces journées de mars-avril 2016 où l’impunité des puissants a fait disparaître le sens du politique. C’est-à-dire le sens de l’avenir.