Le clivage qui va diviser plus profondément les rangs de la société à mon sens à plus ou moins longue échéance, passe entre ceux qui voudront impliquer la société dans les affaires publiques et ceux qui voudront défendre des intérêts étroits et mal assis. Une différence de perspectives entre des intérêts de court, moyen et long terme. Pour comprendre et ajuster ces différentes perspectives, il faudrait probablement aller dans le sens d’une autre gouvernance économique et territoriale avec tout d’abord une refondation du dialogue social.
Qu’est-ce que c’est que l’inéluctable pour nous ? Que sommes-nous prêts à accepter sans discuter ? Nous soumettre à la loi du marché, au mouvement des prix, au pouvoir de l’argent ? Nécessairement ? Sans discuter ? Bref, à quelle fatalité sommes-nous prêts à nous rendre, à quelle fatalité peut-on nous soumettre ? C’est entre ces deux feux que nous sommes pris, car de toute évidence nous avons perdu foi dans la capacité du politique à nous réunir.
À en croire nos comportements disruptifs c’est à l’inéluctable seul, à nulle autre nécessité, à nulle volonté politique, que nous nous soumettrons. Tant que le cours des choses ne nous contraint pas à transformer nos conduites, nous continuerons à vaquer normalement à nos affaires malgré toutes les alarmes qui nous interpellent. De multiples signaux auront beau clignoter sur notre passage, leur capacité d’alerte sera devenue quasi nulle tant ils sont maintenant familiers à notre paysage.
Le volontarisme nous a tellement coûté (de l’or de nos femmes à l’indépendance, jusqu’au patrimoine des générations futures), que nous en avons été comme guéris. Il faut sérieusement envisager que la politique puisse faire son deuil d’un certain volontarisme [1]. Si ce n’est pas durablement, du moins conjoncturellement. Si ce n’est pas de l’expression d’une volonté collective, d’une volonté étatique. C’est le retour d’action d’une société que l’on a trop longtemps ignoré.
Le problème est donc comment le cours des choses va-t-il nous contraindre à transformer nos comportements, dans quel sens : celui d’une déflagration ou d’une réorganisation ? Comment va-t-il nous prendre, aurons nous prise sur lui ? Que va-t-on faire de l’inéluctable hausse des prix de l’électricité, de l’eau, du gaz et du carburant ? Comment va-t-on transformer cela ? L’épreuve sera bonne et profitable pour qui ? Qui cela rendra-t-il plus fort ? Quelle pente l’administration de la rareté va-t-elle prendre ?
En faveur d’un marché au service des riches, des détenteurs de pouvoir d’achat international qui ont profité des décennies de dissipation ? Ou une occasion pour la société de reprendre ses billes et de refaire le jeu et ses règles ?
La société va-t-elle par conséquent se rendre aux riches, au pouvoir de l’argent et livrer la masse des pauvres aux institutions de redressement et de bienfaisance ? Ou bien encore, la société va-t-elle reconnaître le pouvoir de l’argent et faire sa place à la rationalité économique ? Ou allons nous persister dans l’informel, quoique l’on dise de l’Etat et du marché ? De ces éventualités, à quelle fatalité est-on disposé à croire et à nous soumettre ?
Ceux qui croient que la première éventualité fera bientôt partie de l’inéluctable se trompent. La loi du marché n’est pas la panacée, elle laisse trop de monde dehors. Car il manque aux riches la légitimité qui permettrait de leur confier la gestion des affaires nationales. Il faut des « riches » avec une nouvelle légitimité : la capacité d’enrichir la société et non de l’appauvrir. Il faut qu’ils acceptent de mettre en jeu leur capacité à diriger. Mais ils ne seront pas les seuls dont les pouvoirs vont être éprouvés et devoir être remis en jeu.
Le clivage qui va diviser plus profondément les rangs de la société à mon sens à plus ou moins longue échéance, passe entre ceux qui voudront impliquer la société dans les affaires publiques et ceux qui voudront défendre des intérêts étroits et mal assis. Une différence de perspectives entre des intérêts de court, moyen et long terme. Pour comprendre et ajuster ces différentes perspectives, il faudrait probablement aller dans le sens d’une autre gouvernance économique et territoriale avec tout d’abord une refondation du dialogue social.
Le dialogue social, au contraire de ce qu’il est aujourd’hui [2], doit aborder la répartition des revenus et des patrimoines, la situation des finances publiques ou privées. Il doit rechercher une vision partagée des objectifs et des moyens du développement national [3].
« Pour sortir des subventions, lutter contre l’inflation, renforcer l’emploi et le fonctionnement contractuel du marché du travail, améliorer la qualité du service public et préserver le système de protection sociale, une refondation du dialogue social est impérative sans attendre des partenaires sociaux une adhésion immédiate et volontaire aux réformes nécessaires. Nulle part dans le monde, des réformes audacieuses n’ont été menées par les partenaires sociaux eux-mêmes qui sont plutôt des pôles de conservatisme, des «insiders», selon la terminologie consacrée »[4].
Le dialogue social doit donc concerner toute la société et viser une transformation du citoyen, de consommateur en contributeur, ce qui ne peut se faire sans nouvelles institutions tripartites représentatives :
« Si la distribution de la rente pouvait, pour un temps, rassembler tous les enfants autour de la table, son déclin qui se produit sous nos yeux ne peut être remplacé que par des institutions solides. … Rien de sérieux n’interviendra si on ne redonne pas aux citoyens et aux élus locaux un rôle actif dans le choix des projets et des programmes publics, dans l’affectation des moyens et dans le contrôle de leur usage. »[5]
Une refondation du dialogue social et la construction de nouvelles institutions productrices de consensus devraient commencer par avoir lieu dans des secteurs où les intérêts établis offrent le moins de résistance et l’action le plus d’impact psychologique et politique. Je pense aux secteurs de l’éducation, de la santé et de la sécurité de sorte à faire de la société une partie prenante réelle du développement et de sorte à ancrer solidement les intérêts privés dans ceux collectifs. Moins du point de vue de la capacité de résistance des intérêts établis donc que de la dynamique globale que ces secteurs peuvent dégager, autrement dit des points de vue des nouvelles attentes qui doivent leur être adressées et des nouvelles obligations qu’ils peuvent impliquer.
L’innovation institutionnelle et organisationnelle doit accompagner, la transformation des dispositions sociales [6], ainsi que l’engagement et la reddition des comptes collectifs et particuliers.
Quels pouvoirs la transformation en cours va-t-elle donc renforcer ou réduire ? Quels pouvoirs, qui, quoi, les augmentations des prix de l’eau, de l’électricité, du gaz, du carburant vont-elles rendre plus fort ? Et c’est peut être de ces questions que l’on ne veut pas et ne peut pas débattre publiquement.
Il y est question d’une lutte entre des « inéluctables » dont on voudrait faire admettre l’un d’entre eux en masquant la dynamique des rapports de force qui les produisent et que nos institutions n’ont pas encore domestiquée. Car, c’est bien à cela qu’il faut prêter attention : ne plus refouler la conflictualité des intérêts qui dépasse souvent leurs porteurs, mais la laisser advenir sans la sacraliser ni la diaboliser, la contenir et la considérer comme le moteur du changement dans l’intérêt de la paix et du progrès.
Notes
[1] « la Révolution par le haut n’a pas réussi en Algérie » A. Benachenhou. L’Algérie, sortir de la crise. 2015, p. 154. Dans les quelques citations que nous rapportons ici du professeur d’économie, ancien ministre des Finances, c’est un autre pan peu bavard de la pensée du professeur qui apparaît.
[2] A. Benachenhou. Ibid. Voir « Un dialogue social à but unique : plus de dépenses », p. 146.
[3] A. Benachenhou 2015, p. 148
[4] A. Benachenhou. 2015 p. 149
[5] A. Benachenhou 2015, p. 155
[6] Il s’agit des préférences temporelles de la société. Pour investir, il faut préférer le futur au présent, l’éducation à l’habitat par exemple.