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Opinions

L’autonomie de la Kabylie et le mirage européen (opinion)

Par Yacine Temlali
avril 21, 2016
L’autonomie de la Kabylie et le mirage européen (opinion)

Dans cet article Nadir Djermoune* retrace l’évolution politique de Ferhat M’henni d’une sorte de berbérisme de gauche à la revendication de la « kabylité ». Pour lui, l’intérêt que suscite son discours s’explique par le fait qu’en « détachant » la Kabylie de l’Algérie, il la rattache au monde « évolué », l’Europe, qui n’avait jamais autant fasciné les jeunes Kabyles.

 

 

L’émergence du Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK) dans l’espace politique algérien marque, indéniablement, un tournant dans le débat politique national. Au-delà des interrogations sur son importance et son poids numérique, l’écho ou l’intérêt qu’il peut susciter chez la population concernée, la population kabylophone, doit désormais être regardé de près.

Il y a quatre années, un « gouvernement provisoire de la Kabylie » a été proclamé à l’étranger par Ferhat Mhenni mais il est resté sans grand écho. Le MAK rebondit à la faveur de la situation politique en ce « Printemps » 2014, avec une présidentielle centrée sur l’idée de « transition », la crise et la violence qu’a vécues la région du Mzab lors d’affrontements intercommunautaires entre berbérophones et arabophones. En réponse à l’incurie du « pouvoir d’Alger », il propose une rupture de la Kabylie avec l’Algérie ! Son discours tente de combler un vide engendré par l’impasse et la démission des élites politiques nationales et locales (kabyles). Il est aussi une réponse aux échecs qu’ont connus les multiples « révoltes » kabyles. Ces révoltes ont commencé en avril 1980, avec le Printemps berbère » de Tizi Ouzou, et les contestations de mai 1981 à Béjaia. Elles étaient centrées sur la revendication des droits culturels des berbérophones et des libertés démocratiques en général mais ont pris de l’ampleur et gagné une certaine maturité politique en 2001.

La contestation kabyle prend ses origines dans les luttes qu’a connues le mouvement national dès la fin des années 1940, entre les partisans de l’arabo-islamisme et les « algérianistes », qui appelaient à reconnaître la dimension berbère de la culture algérienne. Ces origines historiques lointaines sont mises en exergue par les polémiques et les controverses que provoquent d’une manière récurrente les lectures faites de l’histoire du mouvement national, notamment en ce qui concerne le parcours de « héros » considérés, en quelque sorte, comme des « représentants » de la Kabylie : assassinat d’Abane Ramdane en 1957, assassinat de Krim Belkacem en 1970, opacité des circonstances de la mort du colonel Amirouche en 1959… Cette relecture de l’histoire sert le discours politique d’aujourd’hui sur la « spécificité kabyle » ! Elle omet que le « pouvoir d’Alger » a emprisonné puis exilé le Kabyle Hocine Aït Ahmed mais aussi le Msili Mohamed Boudiaf et qu’il a poussé à l’exil intérieur le Jijéli Fehat Abbas…

 

 Ferhat Mhenni : du maoïsme à l’autonomisme kabyle

 

C’est à travers l’évolution artistique, intellectuelle et politique de Ferhat Mhenni qu’il est nécessaire de saisir la portée de la naissance du MAK. Cette évolution éclaire le processus par lequel un chanteur engagé de gauche est devenu un chantre de la « kabylité ».

Nous connaissons la dimension subversive de la chanson kabyle et le rôle qu’elle a joué dans la construction du discours politique en Kabylie dès les années 1960. Tous les thèmes y sont abordés : l’émigration, l’exode rural, l’urbanisation, l’industrialisation, l’émancipation des femmes, la question linguistique, la démocratie, l’amour impossible dans une société patriarcale et même la laïcité, en filigrane de la contestation des normes traditionnelles. La chanteuse Nouara, sur une composition de Cherif Kheddam, a chanté en 1976 « anf igi ad ghregh » (laissez- moi faire des études, l’album intitulée « L’année internationale de la femme ») chanson dans laquelle elle dénonce la société patriarcale qui freinait l’élan émancipateur des femmes algériennes impulsé par l’indépendance. On peut entendre dans une des chansons d’Idir le « verset » suivant : « Taârabt manci d agla n egh, tinslemt i win it yebghan » (l’arabe n’est pas notre langue, l’islam est un choix personnel), slogan que reprendra plus tard Mâatoub Lounes d’une manière tonitruante lors d’un passage sur la chaîne de télévision française TF1: « Je ne suis pas arabe et je ne suis pas obligé d’être musulman ». Au fil des années, c’est la problématique identitaire qui a cristallisé tous les discours en Kabylie, notamment après avril 1980.

C’est en marxiste d’obédience maoïste que le chanteur engagé d’« Imazighen Imula » Ferhat Mhenni dénonce, à la fin des années 1970, dans sa célèbre chanson « Imesdurar », « la grande production capitaliste » nationale et internationale qui appauvrit et enlaidit les paysages algériens et les montagnes de Kabylie. L’exode rural, l’oppression des femmes, l’absence de libertés élémentaires seront les thèmes de prédilection de toutes ses chansons. Le Tamazight, la langue berbère, vit pour lui le même statut d’exclusion que d’autres revendications démocratiques qu’il faudrait satisfaire par un combat démocratique à l’intérieur du long combat des classes sociales. Amghid (le prolétaire) est pour lui le sujet qui fait désormais l’histoire en Algérie et ailleurs.

Dans son deuxième album, le terme Imghiden (les prolétaires), laisse la place au peuple (agdud). Il continue néanmoins dans la dénonciation du capitalisme algérien qui enlaidit nos villes, notamment dans la chanson Lwad ucayeh ! C’est dans les années 1980, dans son troisième album, qu’il change de fusil d’épaule. La lutte des classes est abandonnée au profit de la « lutte des ethnies ». Les Berbères sont, pour lui, victimes d’une oppression séculaire des Arabes et les populations algériennes, définies ethniquement comme berbères, sont opprimées par l’« envahisseur » arabe ; la vérité, comprendre par là, la solution, viendrait des Berbères car ils sont « plus purs, plus juste et plus saints » comme il le clame dans sa chanson Taârabt. (amazigh d izuran, d azeddyan ! ad iqlaâ t iâarbubt n egh….Ledzayer at echeâchaâ, s yesnegh ar at wenaâ….).

C’est plus tard, dans les années 1990, dans le sillage de la grève du cartable de 1994-1995 qu’engagent les élèves de Kabylie qu’il proclame la singularité a-historique de la Kabylie. Ce n’est plus le Berbère opprimé qui est défendu mais le Kabyle. La « différence » politique, culturelle et sociale kabyle est désormais revendiquée. La communauté kabyle est, dans le nouveau discours du chanteur et de l’homme politique Ferhat M’henni, démocratique depuis la nuit des temps et la séparation du religieux et du politique y serait aussi une valeur séculaire. « Tajmaat » (assemblée villageoise) est assimilée à l’agora grecque. De même, les femmes kabyles seraient libres et émancipées de l’oppression des hommes. Ce qui empêcherait l’émancipation sociale et économique de la région, estime-t-il, c’est son rattachement à cette Algérie « arabe », incapable d’assimiler les valeurs démocratiques et modernes.

 

 Le mirage de l’Europe

 

Ce détachement du « pays Kabyle » de l’Algérie actuelle va de pair avec son rattachement au monde « évolué », à l’Europe. C’est ici que se trouve l’explication de la curiosité voire même d’un certain intérêt que lui manifeste une frange de la population kabyle, notamment les jeunes et les étudiants.

Dans les différentes lectures que faisait l’économiste française Catherine Samary du drame yougoslave des années 1990, elle écrivait : « L’Europe des riches est attirante pour tous les peuples. Chacun s’en réclame (…). Mais les chances de s’insérer dans le monde capitaliste ou d’en recevoir les capitaux ne sont pas égales. Dés lors, l’éclatement en Etats/nations sera ici (chez les plus riche) dominé par la volonté d’insertion (…) ». C’est avec cet éclairage qu’elle explique le clivage entre la république tchèque et la république slovaque, par exemple.

Il ne s’agit évidemment pas de faire d’amalgames ou des raccourcis simplistes et dangereux. L’Algérie n’est pas la Yougoslavie ni dans sa formation historique ni dans sa situation géopolitique. La Kabylie non plus ne peut prétendre au statut de région riche comme le sont certaines républiques de cette ancienne république socialiste. L’analogie qu’on peut faire entre les deux pays se résume aux dégâts similaires que peut provoquer le mirage de l’Occident capitaliste chez la population, notamment chez les jeunes.

L’attrait de cet Occident développé n’est toutefois pas un phénomène limité à la Kabylie. Il est national avec des expressions inégales. L’engouement pour l’apprentissage de la langue française, dès la crèche pour ceux qui ont les moyens, les commentaires favorables sur l’usage officieux mais réel du français dans l’enseignement des sciences humaines dans les universités de Bejaia et de Tizi Ouzou à la place de l’arabe, langue de l’enseignement supérieur partout ailleurs dans les universités algériennes : autant de signes, sur le plan culturel, qui traduisent le malaise linguistique et culturel ambiant dans cette Algérie postindépendance. Mais cette Europe attractive pour les jeunes Algériens n’est malheureusement pas celle de la révolution copernicienne ni celle du siècle des lumières, encore moins celle du mouvement ouvrier comme ce fut le cas pour la génération du mouvement national.

 

Recentrer le combat sur le terrain politique

 

Il est à noter que les discours centrés sur la spécificité kabyle oublient souvent de souligner le « jacobinisme » d’Abane Ramadan, par exemple, le marxisme-léninisme des jeunes du lycée de Ben Aknoun de 1949, à l’origine de la dissidence au sein du PPA-MTLD, ce pourquoi on les a qualifiés de berbéro-marxistes. Il y a quelque temps on ne soulignait que leur dimension « berbériste » et aujourd’hui on souligne leur « kabylité ».

Le véritable changement politique implique le changement dans le rapport aux luttes qui se déroulent devant nous. Il faut sortir du discours identitaire qui prône la récupération sans critique de la tradition. Il faut aussi dépasser l’attitude revendicative réduite au social et à l’économique pour une attitude de conquête et de réorganisation démocratiques de l’édifice politique mis en place depuis l’indépendance, et cela même si elles partent d’un niveau local. Possibilité qu’a montrée la révolte de 2001 en Kabylie.

 

(*) Nadir Djermoune enseigne l’architecture à l’Université de Blida.

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