L’écrivain et journaliste tunisien Taoufik Ben Brik, opposant radical au régime policier de Ben Ali, subit le harcèlement… policier, trois ans après la chute du despote. Il a été convoqué pour aujourd’hui à la Direction Générale des Enquêtes de la Garde Nationale au sujet d’une affaire de « diffamation ». Une convocation qui évoque pour lui, dans ce texte, le calvaire d’une héroïne de Herta Mûller face à la Securitate et, surtout, les sombres années benaliennes. « Ma chère police, je ne suis plus un candidat à la convocation. Vous m’aurez peut être mais je ne vous aurai pas aidés « , écrit-il.
La convocation s’est fait attendre. Il y a plus d’une année et demie qu’un sombre syndicat de la police de Béja portait plainte contre moi pour diffamations ; et je ne sais quoi d’autre. J’avais oublié l’affaire, c’était un 6 novembre 2012. Ils traînent mes convocateurs. Aujourd’hui, mercredi 14 mai 2014, deux costumes noirs sont venus frapper à ma porte, à huit heures tapantes. Je n’y étais pas. Ils ont laissé la convocation chez le concierge. Grosso modo, je suis convoqué par la Direction Générale des Enquêtes de la Garde Nationale à l’Aouina, à me présenter, jeudi 15 mai 2014, à dix heures.
D’instinct, je déchire la convocation, tout décidé à ne pas y répondre. Lecteur du chef d’œuvre La Convocation du Prix Nobel roumain Herta Müller , j’en tire conclusion : n’insistez pas, je suis non-convocable. Vous comprendrez mieux mon désistement lorsque vous lirez les mieux dires de Herta : « Elle n’entend plus qu’un mot : Convocation. Depuis son passage à l’usine de confection où elle a glissé un SOS dans la doublure d’un vêtement de luxe qu’elle cousait pour une maison italienne, ils ne la lâchent plus. Chaque semaine, chaque jour, leur rendre des comptes, élaborer des scénarios pour répondre à leurs questions, se justifier, s’entraîner à supporter la douleur, ne pas perdre la tête. Dans le tramway qui la mène au bureau de la Securitate, où elle a de nouveau été convoquée, la narratrice lutte contre l’angoisse qui la submerge et le sentiment d’humiliation mentale que son tortionnaire va s’ingénier à provoquer. »
Kif-kif, moi-même, je suis un fervent abonné, assidu si vous voulez, aux convocations. Je l’ai décrit dans une lettre à ZABA, publié par Le Monde:
« Ce lundi 3 mai 1999, sans doute pour fêter la journée internationale de la liberté de la presse, un policier en civil me remet une convocation au ministère de l’Intérieur. Je me présente à 15h30 comme on me l’a demandé et je me retrouve seul avec ma cigarette, dans la salle d’attente. Vers seize heures, comme je proteste et menace de m’en aller, on m’introduit dans un bureau : un agent responsable du procès-verbal, courbé sur sa machine à écrire, et le policier chargé de m’interroger : faciès de professionnel, poings de professionnel. J’avoue que j’ai eu peur ! La méthode de l’interrogatoire n’était pas non plus originale, alternant violences orales et tentatives de m’amadouer. « Tu n’es qu’un Don Quichotte, un lâche, un être immonde, un ingrat ! » Devant mon regard perplexe, face à cette dernière accusation, l’inspecteur s’empresse de préciser : « Oui, tu ne reconnais pas les bienfaits du président Ben Ali ! ». Vient le tour des mots doux : « Tu es le plus grand intellectuel du pays, les plus hauts responsables te respectent. » Et puis à nouveau les insultes : « Tu déformes sciemment la réalité pour nuire à l’image de la Tunisie ! Ta structure mentale est la même que celle des intégristes ! » Et cette phrase caractéristique de la « structure mentale » des policiers : « Vous, les intellectuels, vous nous considérez comme des ignorants alors que nous avons de la culture ! » Mais là n’était pas l’essentiel de l’interrogatoire : le fonctionnaire qui s’occupait de moi voulait à tout prix me faire reconnaître ma mauvaise foi. C’est abusivement que j’aurais accusé la police d’avoir fait disparaître une page de mon passeport, le volant de ma voiture se serait arraché tout seul et toutes les formes d’harcèlement que j’ai subies auraient été le fruit de mon imagination. L’affaire de mon passeport, m’affirme-t-on, était tout à fait ordinaire et aurait pu facilement être résolu n’eût été mon obstination à compliquer les choses les plus simples.
On me reproche aussi de ne pas garder le silence et de donner des interviews. Confronté à ce discours obsessionnel durant quatre heures. J’ n’ai pas trouvé d’autres façons de me protéger que me recroqueviller sur moi-même. Je n’avais qu’une seule réponse : « Je n’ai rien à dire, je ne signerai pas le procès-verbal. » Car c’était là le but de l’opération. Il ne s’agissait pas simplement de m’intimider mais également de m’arracher une signature au bas d’un document dans lequel le policier formulait les questions et les réponses. A vingt heures, je quitte les locaux de la police, j’allume une cigarette. Dans ma tête, le film de série B continue. »
Convocation après convocation, j’en deviens un recordman de la convocation. A la der des ders j’attrape la convocation-phobie. Jugez-en vous-même. Convoqué par la Securitate, j’en prends plein la gueule. Dans l’Etat raconté à mes enfants, récit rocambolesque publié par L’Obs en 2010, je raconte :
« Qu’est-ce qu’un poste de police si ce n’est un château fort où grouillent des gardes-chiourmes armés jusqu’aux dents, méchants et qui t’en veulent à mort pour une raison, la raison d’Etat. Ils se nomment tous PERSONNE. Personne comme Rached Foughali, le chef de poste de police d’El Manar II, ce chef en personne qui m’a déshabillé de ma dignité, m’a mis les menottes aux mains, par derrière, et qui de sa bouche m’a fait entendre des mots orduriers : tahan (cocu), miboun’’ (tapette), mkatter min zboub l’cleb (fils de sperme de chiennes)…
– Qui es-tu fils et petit fils de chiens pour évoquer Rabi Ben Ali ? Baisse les yeux, rat d’égout… On a la liste de ceux qui t’ont baisé… Tu oublies d’où tu viens ? De Jerissa, un bled de mineurs et de Zwafras (ouvriers). Tu fais honte à ton oncle Ammar (ancien député et fervent défenseur de Ben Ali)… Tes maîtres Sarkozy, Obama et El Jazira ne te seront d’aucune aide ici…
– Ici, c’est l’au-delà de géhenne. Ici, t’es rien. Je ne suis (pas) personne.
Le cou plus tanné que le cuir d’une crosse de fusil pris dans une cravate rouge pied de pigeon, le buste sanglé dans une superbe chemise en drap blanc-farine, costume noir italien, souliers en cuir de chez un bottier anglais, teint doré comme le blé de juillet, cheveux noirs corbeau, yeux de biche, lèvres charnues à la Sophia Loren, visage rond lunaire, Rached Foughali, le chef du poste de police, ressemble à une femme. Mais laide. Et bête comme un poisson rouge. J’aurais tant aimé le serrer fort dans mes bras (menottés) et faire pénétrer ma langue brûlante dans sa bouche rouge bien dessinée pour qu’il sente mon ardeur. Je me suis ressaisi. Que vont-ils penser de lui ? Qu’il est une tantouse ? Mais, on s’en fout, Rached, n’est-ce pas ?! Tant qu’on prend pied. « .
Vous comprendrez bien, ma chère police, que je ne suis plus un candidat à la convocation. Une façon de vous dire, vous m’aurez peut-être mais je ne vous aurai pas aidés. Je ne me rends pas. Venez me prendre. Arrête-moi si tu peux.