Cet article, que nous republions avec l’aimable accord d’Orient XXI, examine ce qui semble être un paradoxe de la politique économique du premier gouvernement Al Sissi : d’un côté, un drastique abaissement des subventions publiques dans le but de ramener le déficit budgétaire à 10% et, de l’autre, la taxation des revenus du capital qui menace de provoquer une faille au sein de la coalition favorable au maréchal-président.
Accueil mitigé pour le nouveau budget égyptien (1) adopté le 30 juin par le président Abdel Fattah Al-Sissi. La Bourse du Caire, qui n’a pourtant pas à se plaindre des militaires (+ 70 % de hausse en un an de son principal indice EGX30, le CAC 40 local !), a reculé, les experts dans leur majorité sont sceptiques et l’opinion s’affole devant le train de fortes hausses des carburants et de l’électricité, préparées par ce que le Premier ministre appelle un « gouvernement de guerre ». Elles ont été appliquées quelques heures plus tard en l’absence de tout débat parlementaire, les députés élus en 2012 ayant été renvoyés dans leurs foyers il y a deux ans.
L’objectif affiché est de réduire le déficit budgétaire qui atteint des sommets, quelle que soit la façon dont on le calcule. Le ministre des finances Hany Qadri Dimian l’estime à 12 % du PIB, promet de le ramener à 10 % et de s’y tenir pour les trois ans à venir. L’essentiel du budget – en dehors des dépenses militaires qui sont un « secret d’État » – passe dans le traitement des fonctionnaires, le paiement des intérêts de l’énorme dette publique (les Bons du Trésor rapportent de 10 à 11 % aux créanciers de l’État qui sont pour l’essentiel des Égyptiens) et les subventions, destinées à baisser artificiellement les prix de quelques produits clés pour la vie quotidienne d’une bonne moitié de la population qui vit sous le seuil de pauvreté : l’essence, l’électricité et le pain.
Taxis et minibus, premiers touchés
C’est sur cette dernière catégorie de dépenses que repose l’essentiel de l’effort demandé au pays pour économiser entre 5 et 6 milliards d’euros. Le prix de l’essence est presque doublé, une hausse déjà largement répercutée par les milliers de taxis et de minibus qui assurent au Caire l’essentiel des transports en commun faute de système public de transports de masse – des manifestations de protestations ont d’ailleurs commencé chez les chauffeurs de taxi. Les tarifs de l’électricité, gelés depuis 2008, ne bougent pas trop pour une petite moitié de la population, celle qui consomme moins de 350 kw/h par mois, ils explosent pour les autres à l’entrée de l’été, saison où les climatiseurs marchent à fond et où la consommation augmente de 55 %. Enfin, le prix du pain reste inchangé. Il est question, pour réduire la consommation – et donc les subventions -, de généraliser le système sophistiqué mis en place dans quelques villes du canal de Suez et censé mieux cibler les bénéficiaires (2).
Ce ne sont pas tant ces hausses attendues qui affectent les plus pauvres et ceux qui le sont un peu moins (environ 45 % de la population) que l’imposition des revenus du capital qui a agité les plateaux des chaînes de télévision privées ces dernières semaines. L’indignation y coulait à flots continus, non pas contre l’austérité mais contre la « CGT », une « Capital Gains Tax » de 10 % désormais perçue sur les contribuables qui touchent plus de 2 000 euros de dividendes par an, pour l’essentiel des nantis peu habitués à payer des impôts directs. La tranche marginale de l’impôt sur le revenu ne dépasse pas 25 % et les recettes fiscales 15 % du PIB, soit deux à trois fois moins qu’en Europe occidentale.
Offensive contre la famille Sawiris
Cette offensive fiscale contre « les riches » se double d’une affaire judiciaire, également fiscale, qui touche la famille la plus riche du pays, les Sawiris, dont le groupe Orascom règne en maître depuis la Suisse sur des secteurs stratégiques de l’économie égyptienne comme les télécoms, le tourisme, l’immobilier ou la construction. Le refus de l’un des trois frères, Nassef Sawiris, de payer une taxe sur une cession d’entreprise lui a valu d’être condamné à trois ans de prison par contumace. Son frère, Samih, menace depuis de ne plus investir en Égypte tant que durera la « répression »…
Ce coup porté au rejeton d’un groupe social favorisé par le régime Moubarak et qui s’est approprié une bonne partie des fruits de la forte croissance qu’a connu l’Égypte entre 2004 et 2008 traduit-il une inflexion ? L’opposition de l’armée aux privatisations opérées dans les années 1990 et à la montée en puissance politique des « nouveaux riches » proches de Gamal Moubarak, fils du président déchu, s’est exprimée ouvertement à l’époque et certains de ses chefs en ont payé le prix.
Aujourd’hui au pouvoir, les généraux vont-ils prendre leur revanche ? Ils en ont les moyens, au moins sur le plan financier. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweit leur ont apporté officiellement en un an 12 milliards de dollars sous formes de dépôts à la Banque centrale, de produits pétroliers et de dons. Cette manne a permis à l’Égypte de tenir et à la livre de ne pas être dévaluée. Mais elle n’est pas soutenable à ce rythme très longtemps (l’apport aurait été en réalité de 23 milliards !) et il est impératif que la croissance économique reparte. Le ministre des finances veut doubler, voire tripler son rythme d’ici 2017. Le Golfe peut y aider. Les Émirats arabes unis entendent remplacer l’aide à l’État, un vrai tonneau des Danaïdes comme ont pu le vérifier les États-Unis pendant 30 ans, par des investissements dans l’économie. Ils ont embauché, pour conseiller le maréchal président, l’ancien premier ministre britannique Tony Blair qui, aidé par des consultants internationaux de renom, travaille à une nouvelle stratégie économique.
L’investissement direct étranger (IDE) en serait la pièce maîtresse. Compagnies pétrolières internationales, financiers américains, banquiers européens, grandes familles marchandes du Golfe, capitalistes égyptiens mis en quarantaine sous Moubarak seraient déjà sur les starting-blocks. Encore faut-il, pour qu’ils passent à l’acte, que les règles du jeu changent et que l’économie se débarrasse de ces obstacles à la croissance « dont le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale font régulièrement et inutilement l’inventaire depuis de nombreuses années. En clair, cela implique que les intérêts en place, dont les Sawiris sont le symbole, acceptent l’arrivée de nouveaux venus dans leur pré carré, le partage des bénéfices ou se retirent devant plus dynamiques et plus performants qu’eux.
Les généraux égyptiens n’ont plus le choix. Ils ont besoin d’une croissance économique forte pour asseoir leur autorité contestée, faire reculer l’extrême pauvreté qui affecte un trop grand nombre de leurs concitoyens, gagner leur « sale guerre » contre les Frères musulmans et reconquérir ce qu’ils estiment être la place naturelle de leur pays dans la région arabe : la première. Le budget 2014-2015 n’y suffira pas mais ils sont visiblement prêts à courir tous les risques, y compris sur le plan social, pour y parvenir.
Notes
(1) L’exercice budgétaire court du 1er juillet au 30 juin.
(2) Une carte électronique individuelle est remise aux « économiquement faibles », leur donnant le droit d’acheter un pain par jour et par personne. S’ils en achètent moins, ils ont accès dans des boutiques sélectionnées par l’État à 25 autres produits alimentaires bon marché. Les autorités, échaudées par l’expérience, espèrent ainsi, à défaut de pouvoir toucher aux prix, réduire la consommation de céréales dont l’Égypte est le premier importateur mondial.