Par l’Ambassadeur Bernard Valero, directeur général de l’Agence des villes et territoires méditerranéens durables (Avitem).
Comme beaucoup d’autres, le secteur du tourisme est touché de plein fouet et à l’échelle mondiale par la pandémie. Dans la région méditerranéenne, cette crise revêt une dimension plus aigüe encore dès lors qu’elle a littéralement décimé un secteur d’activité qui représente une part plus importante qu’ailleurs des PIB sur toutes les rives de la Mare Nostrum.
Aujourd’hui, en effet, le secteur touristique touche le fond. Dans tous les pays méditerranéens la priorité est sans conteste à la réactivation du secteur et à la réanimation de toutes les activités liées au tourisme, tant sont essentiels les enjeux économiques et sociaux de la reprise des investissements, de la remise en route des flux, du retour à l’emploi de millions de Méditerranéens, de la réactivation en cascade de tous les compartiments du jeu touristique (évènementiel, d’affaires, culturel, sportif, nautique, etc…).
Partout en Méditerranée, les États et les territoires les plus violemment impactés se mobilisent pour absorber le choc et se préparer à la relance. Sur les rivages méridionaux de l’UE, ces efforts seront amplifiés par les mesures de soutien adoptées par Bruxelles et les États membres. La perspective du retour à l’emploi de millions de personnes s’impose donc, tandis que tout un chacun aspire, légitimement, à pouvoir le moment venu s’adonner à nouveau au plaisir de préparer son sac de voyage.
Une fois posée la double exigence de la nécessité et de l’urgence de cette reprise, faudra-t-il en rester là, ne se concentrer que sur cet objectif, se contenter de revenir au tourisme d’avant le Covid ? Pas sûr.
Des préconisations pour une nouvelle chaîne de valeurs du tourisme
On se souvient que dans les temps qui avaient précédé la pandémie, des voix s’élevaient et des questions se posaient déjà sur les pratiques touristiques qui s’étaient emparées de la Méditerranée depuis des années : urbanisation débridée et spéculative des littoraux, saccage de l’environnement, sur-fréquentation des sites et destinations touristiques (Venise, Barcelone, Dubrovnik devenant emblématiques de cette amorce de remise en question du tourisme de masse), bilan carbone des escapades aériennes, pressions excessives sur certains territoires vulnérables, dégradation accélérée de la biodiversité terrestre et marine.
Cette mise en cause progressive de la chaine des valeurs du tourisme sur laquelle celui-ci s’était développé jusqu’ici se nourrissait d’une part de la prise en compte croissante des préoccupations environnementales et, d’autre part, du lien de plus en plus perceptible entre le tourisme et les ODD de l’ONU, ainsi que de la relation entre le tourisme et les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat. De nombreux travaux et études menés dans différentes enceintes (ONU, OMT, UE, UpM) venaient accréditer l’idée que le tourisme, comme toute autre activité humaine, devait lui aussi s’inscrire dans la perspective vertueuse d’un développement durable.
De nombreuses pistes s’offrent aujourd’hui à ceux qui, heureusement en nombre croissant, se mobilisent en faveur du tourisme durable :
- Le dépassement du tout mer et soleil, et la diversification de l’offre,
- Le retour à la Nature et le développement du tourisme rural,
- L’effacement des ghettos touristiques,
- La régulation (horaires, jauge, tarification) de la sur-fréquentation de certains sites,
- L’étalement de la fréquentation et la diversification des usages des territoires de destination,
- La redistribution plus juste et équitable des revenus du tourisme au bénéfice des populations d’accueil,
L’émergence d’une culture touristique du respect : du patrimoine, de la nature, de la culture et des coutumes locales, c’est-à-dire le passage d’un tourisme de consommation, voire parfois de prédation, vers un tourisme de découverte et d’échange.
Loin d’être exhaustif, ce faisceau de préconisations n’en repose pas moins sur une idée somme toute simple, simpliste diront d’aucuns, celle de réconcilier le touriste avec le voyageur.
Correction de trajectoire
L’après Covid offre donc l’occasion non pas d’une improbable rupture avec les habitudes d’avant, mais au moins la possibilité d’une correction de trajectoire, celle-ci nourrie d’une réflexion individuelle et collective sur des valeurs telles que la responsabilité et la solidarité, enrichie de l’innovation, et reposant sur la confiance dans les nouvelles générations qui commencent à comprendre, beaucoup plus vite qu’on ne le croit, que recommencer à faire du tourisme comme cela se pratique depuis soixante ans conduira tout le monde dans le mur : transporter de la neige par hélicoptère pour enneiger des pistes de ski dans les Pyrénées, laisser se développer un terrain de camping sauvage à 4 000 mètres d’altitude aux abords du refuge du Goûter sur le Mont Blanc, multiplier les terrains de golf dans une Andalousie qui manque d’eau, affronter les embouteillages de piétons sur les trottoirs de Venise, vicier l’air des habitants de l’Estaque à Marseille avec les fumées des bateaux de croisières, les exemples abondent autour de la Méditerranée des aberrations auxquelles peuvent mener les excès d’un tourisme non maitrisé.
La régulation, voire parfois l’interdiction peuvent être des recours légitimes face aux dérives. Il s’agit là en effet « d’outils » de type classique reposant sur des corpus législatifs et réglementaires propres à chaque État. Sont Ils suffisant ? A l’évidence non.
Un tourisme plus intelligent
Des pistes d’innovation doivent donc être explorées pour parvenir à un tourisme méditerranéen plus durable et, partant, pour une Méditerranée plus résiliente :
Du littoral à l’arrière-pays :
Le tourisme en Méditerranée gagnera à se développer au-delà de la bande littorale des 10 km affectée par la surpopulation saisonnière, la pression sur les ressources, la mise en péril de l’environnement et de la biodiversité, la dégradation du métabolisme des zones côtières. C’est donc dans la profondeur territoriale et paysagère des franges littorales que se trouvent les relais de croissance d’un nouveau tourisme amené à privilégier l’écotourisme, le tourisme rural, l’agro-tourisme, dont l’un des modèles les plus aboutis nous est offert par l’Italie.
Le Data au service du tourisme durable :
Les conséquences négatives de la progression de la sur-fréquentation de certains sites touristiques (balnéaires, patrimoniaux, paysagers) sont de plus en plus visibles en un nombre croissant de destinations sur le pourtour méditerranéen. Pour y être durable, ce tourisme doit être plus intelligent et recourir désormais au Data mis au service du recueil des données et de la gestion des flux en faveur de l’information du public et d’une régulation maitrisée de la séquence espace-temps des sites sur fréquentés. Les possibilités offertes dans ce domaine commencent à être explorées tandis qu’on en entrevoit, encore à peine aujourd’hui, le grand potentiel de « faire autrement » qu’elles recèlent.
Le « Nudge », en lieu et place de la contrainte :
Si les 10 000 pas par jour de nos IPhones incitent certains d’entre nous à faire un peu plus d’exercice physique chaque jour, il peut en aller de même pour une meilleure gestion du tourisme grâce aux nudges et aux sciences comportementales : influencer les prises de décisions sans contraintes et en respectant le libre arbitre de chacun revient ainsi à faire le pari de l’intelligence et de la responsabilité individuelle, au service d’un tourisme plus durable, plus respectueux et plus solidaire.
La coopération en Méditerranée :
Bien que la concurrence soit certes un moteur essentiel et légitime du développement touristique, il n’en demeure pas moins que les questions soulevées par une inéluctable correction de trajectoire rendent nécessaire un rééquilibrage de cette activité par davantage de coopération entre les États, les acteurs du tourisme et les sociétés civiles concernés :
- Réflexion collective sur le sens et la finalité du tourisme tel que pratiqué par les uns et les autres depuis le milieu du 20ème Siècle,
- Échanges de bonnes pratiques, et il y en a beaucoup aux quatre coins de la Méditerranée,
- Cap défini en commun vers un tourisme durable, favorable aux populations des territoires d’accueil, aux jeunes et à l’environnement,
- Engagement collectif d’inscrire les ODD dans l’ADN du tourisme méditerranéen,
Au final, ce qui est en jeu en ce moment très particulier est notre capacité, ou pas, à forger un consensus autour de la préservation de ce que les Méditerranéens ont de plus précieux à offrir et à partager : leur histoire, leur géographie, et l’exceptionnelle richesse de la diversité de leurs cultures.