Comme le similicuir, imitation du cuir, il existe en droit un similidroit qui n’est même pas l’imitation de l’État de droit, plutôt sa caricature; c’est le cas de la Tunisie cultivant les fausses apparences*.
Le préfixe « simili », du latin classique « similis », veut dire semblable; dans la Tunisie, il l’est avec cette intention maligne de tromper des charlatans. Or, on en trouve partout, en droit comme en religion. Un tel similidroit était déjà pratiqué par l’ancien régime; il se faisait au vu et au su de tout le monde, sans nulle vergogne d’afficher sa nature faite de toc et de quincaillerie, n’ayant juste que le clinquant de l’apparence roublarde. Car la dictature pouvait se le permettre du fait même de sa nature de dictature. Or, depuis la révolution tunisienne, le pays est censé évoluer vers une démocratie, un État de droit. Toutefois, la pratique ancienne du similidroit est restée à l’identique, devenue même une industrie du simulacre.
C’est le silence des consciences qui permet de transformer le droit en similipierre ou similimarbre, violant l’esprit des lois, érigeant en parangons de la vertu des textes scélérats en leur supposant un fondement religieux ou moral introuvable. Le cas le plus flagrant est celui des lois régissant le domaine de la vie privée; mais la situation est la même en matière de loi électorale ou de textes régissant les institutions, y compris celle en charge de la supervision de la constitutionnalité des lois.
Le juridisme, industrie du simulacre
Notre législation aujourd’hui est une industrie de l’illusion volontairement créée afin de tromper grâce à un simulacre nommé juridisme. À dessein, on vote des lois mal faites en vue de les interpréter à sa guise, en faire ce que bon semble aux gouvernants du jour tout en prétextant le respect du texte juridique. Il en est allé ainsi de la loi électorale, par exemple, permettant à un non-résident dans une circonscription à l’étranger de se présenter à une élection. C’est le cas aussi de la loi sur l’instance provisoire érigée en juge de la constitutionnalité des lois, ce qui a permis la dernière pantalonnade des juges constitutionnels illustrant l’alignement d’une partie de la magistrature sur des intérêts politiciens.
Voici des magistrats honorables chargés de dire le droit, et pas n’importe lequel : la constitutionnalité des lois, et qui se retiennent de le faire au fallacieux prétexte d’un vice de forme. Talentueux et compétents comme ils le sont assurément, ils n’ignorent pourtant que le vice de forme, surtout en la sensible matière de la constitutionnalité des lois, n’est plus retenu dans les démocraties. Nos éminents juges (du moins les trois ayant opté pour le vice de forme) ne peuvent ignorer l’arrêt d’assemblée d’une institution demeurant le modèle de la majorité de nos élites, le Conseil d’État français en date du 23 décembre 2011. C’est un arrêt d’une particulière importance limitant les cas d’annulation pour vice de forme, mettant ainsi un terme salutaire au juridisme excessif de certains requérants [1].
Nos juges ne peuvent non plus ignorer que cette décision, considérée comme une révolution dans les prétoires, était en droite ligne de l’article 70 de la loi française n° 2011-525 du 17 mai 2011, dite « de simplification et d’amélioration de la qualité du droit », disposant que : « lorsque l’autorité administrative, avant de prendre une décision, procède à la consultation d’un organisme, seules les irrégularités susceptibles d’avoir exercé une influence sur le sens de la décision prise au vu de l’avis rendu peuvent, le cas échéant, être invoquées à l’encontre de la décision. »
Aujourd’hui, dans un droit libéré du juridisme ayant toujours cours chez nous, on considère que seules les irrégularités substantielles, c’est-à-dire celles ayant exercé une influence sur le sens de la décision prise ou à prendre, sont de nature à entacher la légalité d’une décision. C’est que dans le but de la sécurisation juridique, les démocraties avérées considèrent qu’une décision juridique, pour encourir l’annulation, doit porter atteinte à son sens, ses visées. Un tel principe de droit, ignoré du juge constitutionnel tunisien, est capital à plus d’un titre, surtout qu’il n’exclut pas l’hypothèse où des procédures obligatoires auraient été omises dans la procédure de prise de la décision. Ainsi, «l’application de ce principe n’est pas exclue en cas d’omission d’une procédure obligatoire, à condition qu’une telle omission n’ait pas pour effet d’affecter la compétence de l’auteur de l’acte ».
Notons ici qu’une telle règle de droit ne se limite pas au droit administratif, concernant encore plus le domaine constitutionnel, notamment dans un pays aussi fragile que l’est actuellement la Tunisie. Elle y est de nature à permettre une avancée sérieuse dans le sens de la sécurité du droit, du travail de l’administration et de la vie en société tout court. Car la réduction du champ du vice de procédure pour les autorités n’équivaut pas à la disparition de ce moyen; il permet tout juste de le recentrer sur l’essentiel : l’influence du vice sur le sens de la décision prise pour le respect des droits et libertés.
Nos juges ont intérêt à se souvenir d’un tel sain principe juridique en vue de mettre fin au juridisme de certains parmi eux, une véritable industrie du simulacre d’un État non de droit, mais de similidroit. Car autant on cherche à tromper, autant on soigne les apparences, à verser donc en juridisme. C’est bien ce que veillait à faire le régime déchu, usant et abusant des arguties d’une légalité de pure apparence pour s’en servir. Ce qui explique la prolifération de la paperasserie dans notre pays et l’inflation de textes obsolètes; cela n’étant pas pour étonner, la bureaucratie ayant remplacé le pouvoir colonial en Tunisie. Au vrai, elle en a gardé toutes les caractéristiques d’oppression, sauf l’effectivité du droit devenu une pure façade, un biais supplémentaire pour asservir le peuple qu’on veut soumis.
Ainsi, la colonisation continue dans le pays à travers ses lois toujours en vigueur, malgré les couleurs nationales dont on les affuble. C’est ce que notait Jean Lacouture, examinant la situation de quatre pays fraîchement indépendants, dont la Tunisie. En conclusion de son étude du sur-pouvoir en sous-développement, il a même vu venir « le temps des bureaucraties, civiles ou militaires… Le héros ne tend pas à s’accomplir en démocratie. Il appelle ce correctif, ou plutôt ce négatif : le bureaucrate » [2].
Le juridisme, allié de l’islamisme
On ne doit pas oublier que la mission du droit doit demeurer la régulation, la règle juridique ayant pour finalité de fixer les buts d’une vie sociale voulue sereine, assignant à chacun des membres de la société des tâches précises, déterminant les droits et les obligations de chacun. Cela suppose que l’on se garde de ne pas verser dans la pathologie du droit qu’est ce juridisme érigé en tromperie légale.
Or, celle-ci pourrit notre droit, surtout que ce qu’on a hérité de la dictature s’est allié à une dictature nouvelle morale, celle de l’islamisme. En termes juridiques, cela a débouché sur la sclérose en plaques de la règle de droit devenue inopérante; en termes sociaux, il a donné un véritable cancer de jugements iniques, dont la pernicieuse prolifération se nourrit de textes inadaptés aux mœurs de la société, n’ayant pour but que de la corseter dans une gangue de religiosité n’ayant rien d’éthique.
S’il est possible de parler d’islamisme pour dénoncer une maladie infantile de l’islam des Lumières, cet islam vrai qu’il est parfaitement possible de faire renaître en Tunisie, on peut aussi dénoncer, dans la Tunisie d’aujourd’hui, son meilleur allié qu’est le juridisme, cette caricature de l’esprit juridique en légalité de façade, s’affublant d’une apparence du droit sur un fond d’arrière-pensées politiques et politiciennes, sinon idéologiques. Or, dans l’État de droit qu’ambitionne d’être la Tunisie, il est une règle capitale à ne jamais oublier, à savoir que « ce n’est pas la Règle qui nous garde, c’est nous qui gardons la Règle » [3]. Car le peuple de Tunisie est assez mur pour ne plus accepter la comédie de ce triste opéra bouffe juridico-politico-religieux qu’on s’applique à lui servir.
Cela est surtout à rappeler à qui se réclame légitimement des traditions religieuses populaires, car un tel enracinement doit se faire en renouant avec les travaux des plus éclairés des savants musulmans, comme Ibn Rouchd (Averroès), par exemple, qui a tôt cherché — mais en vain hélas ! — à libérer la pensée musulmane de l’emprise d’un juridisme étroit et d’une théologie faussement spéculative, ce dont l’Europe ne manqua pas de profiter pour fonder sa Renaissance. Ses avancées dans la compréhension juste de l’islam des Lumières, la foi authentique, tout comme celles d’autres Maghrébins, tel Chatibi et Ibn Arabi, peuvent parfaitement reprendre en notre Nouvelle Tunisie pour y réussir à se libérer de cette fatale scolastique qui n’est séculière qu’en tant que salafisme profane et qui se trompe d’armes, usant de sophismes ingénieux et trompeurs, mais qui ne trompent plus le peuple, contrariant sa cause.
Sa cause, en cette Tunisie d’ici et maintenant, est de sortir de l’État de similidroit, qu’il soit au service de religieux ou de profanes, et qui n’est que du pur machiavélique sophisme juridique. Car il revient à faire retomber la Tunisie dans cet esprit religieux borné des intégristes, réfuté par ceux-là mêmes qui en usent, sophisme dénoncé jusques et y compris par certains religieux, comme Saint-Paul, pour la chrétienté, l’assimilant à une défense faite au pot de dire au potier pourquoi il l’a fait tel qu’il est [4].
(*) Nous republions les articles de Farhat Othman, avec son aimable accord. Cet article a été publié initialement sur son blog.
Notes
[1] Cf. le commentaire de l’arrêt du Conseil d’État par M. Xavier Domino et Mme Aurélie Bretonneau, Actualité Juridique du Droit Administratif, février 2012, p 195.
[2] Jean Lacouture, 4 hommes et leurs peuples. Sur-pouvoir et sous-développement, Paris : Seuil, 1969, p. 272.
[3] Georges Bernanos, Dialogue des Carmélites, acte 1, deuxième tableau.
[4] Cf. Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques, ou Philosophie de la misère, vol. 1.