L’importance des programmes de dépenses publiques mis en œuvre au cours de la décennie écoulée en Algérie, leur impact et leur poids croissant sur l’économie et la société suscitent des interrogations et des inquiétudes sur la soutenabilité de ce modèle économique « ultra dépensier ».
La période récente a vue émerger de nombreux appels à la création d’une, voire de plusieurs institutions capables, à la fois d’évaluer de manière indépendante, l’impact des politiques publiques, de les orienter et d’éclairer l’avenir des futurs possibles pour l’économie algérienne.
Des appels formulés régulièrement par de nombreux experts indépendants, et relayés tout récemment encore, au cours de la campagne présidentielle, par un candidat comme M.Ali Benflis. Son programme proposait la création d’une « Agence » destinée à «procéder à une évaluation indépendante des politiques publiques, et qui aura la charge de mener des évaluations régulières des interventions de l’Etat dans le domaine économique, de quantifier les coûts-bénéfices des plus gros programmes, et de mener des évaluations d’impact rigoureuses de programmes économique pilotes ».
C’est dans ce contexte que les regards de beaucoup d’observateurs de l’économie algérienne se tournent spontanément vers une institution déjà existante, mais au bilan très controversé, comme le Conseil National Economique et Social (CNES). C’était, par exemple, le point de vue exprimé dans une intervention récente par M. Abdelhak Lamiri, un des principaux animateurs du débat économique public de ces dernières années, qui verrait bien le CNES promu en « institution cerveau » au service du développement de l’économie algérienne, sous réserve d’« une augmentation de ses moyens et de ses instruments d’analyse (bases de données, modèles, centre d’intelligence économique) ».
Le CNES relancé par les « réformateurs »
La deuxième « version » du CNES, après celle des années 1960, dissoute par Houari Boumédiène, avait été remise en route par les «réformateurs» au début des années 1990, dans le but de «mâturer» les réformes économiques et d’ancrer le débat contradictoire économique et social dans les traditions de notre pays. Les statuts du CNES disposent que cette institution de l’Etat émane des «groupes socioprofessionnels qui la composent ». Deux groupes ont émergé, lors de sa deuxième création. D’un côté, les représentants des travailleurs, et de l’autre, ceux des patronats publics et privés. Les autres groupes socioprofessionnels ont fait «l’appoint» de manière à élargir au maximum sa représentativité et enrichir le débat au sein du CNES.
La société civile, l’administration et le groupe des «intuitu nominé» complètent le spectre de 180 conseillers que compte le CNES. Cette distribution devait assurer la diversité, en même temps que le professionnalisme, et mobiliser des ressources humaines dotées de capacités de propositions. L’administration du CNES, de son côté, est essentiellement constituée par du personnel administratif de soutien logistique et de cadres techniques spécialisés, chargés du suivi des travaux des commissions. Un budget «études» est également prévu pour mener des travaux spécifiques, décidés par le bureau et attribués à des bureaux d’études publics et privés et à des personnalités – es-qualité – autant que de besoin et contractualisés. Le CNES produit et adopte des rapports qui contiennent des recommandations en direction du président de la République ou du chef du gouvernement, en fonction de la saisine. Il peut s’autosaisir également.
Les bonnes intentions de M. Babès
Dès son entrée en fonction en février 2007, l’actuel Président du CNES, M. Mohamed Seghir Babès, avait affiché d’excellentes intentions en déclarant vouloir imprégner une nouvelle dynamique au Conseil national économique est social. « La programmation de l’activité et l’orientation, sur le moyen terme, du CNES mettent l’accent sur l’élaboration d’un véritable tableau de bord relatif aux politiques publiques, avec, à terme, la relance d’une dynamique d’aide à la décision stratégique,» affirmait M. Babès.
Beaucoup plus récemment, il confirmait encore les ambitions de l’institution qu’il préside : «Nous sommes, pour un certain nombre de choses, aux avant-postes, mais du point de vue de son statut, le CNES n’est pas constitutionnalisé pour mener ses missions », avait-il déclaré l’année dernière, lors d’une rencontre-débat sur l’évolution de la situation socioéconomique de l’Algérie durant les cinquante dernières années. « La question de constitutionnaliser le CNES ne va pas manquer d’émerger, » avec la prochaine révision de la Constitution, avait appuyé M. Babes. « Ce conseil mérite d’être constitutionnalisé. C’est notre point de vue au niveau du CNES et c’est aussi celui de l’opinion publique. C’est un vœux légitime », avait-il également souligné.
Une institution « neutralisée » par le pouvoir politique
L’auto-satisfaction affichée par M.Babès est très loin de faire aujourd’hui l’unanimité. Un ancien membre de l’institution, comme Mourad Goumiri, dresse un bilan sans concession du fonctionnement actuel du CNES. Pour lui, jusqu’à la démission du défunt Mohamed Salah Mentouri de la présidence du CNES en 2005, cette institution de l’Etat « a produit et approuvé, en assemblée générale, des rapports de bonne facture, sur différents sujets économiques et sociaux qui lui font honneur et qui vont devenir des références, en dépit d’actions intérieures sournoises qui consistaient à «mettre sous le coude,» l’examen des dossiers sensibles (politique des hydrocarbures, déséquilibres régionaux, dette extérieure) sans que cela ne puisse arrêter la volonté des conseillers de débattre des sujets tabous et de proposer des solutions».
Coquille vide
Malheureusement, toujours selon M. Goumiri, « cette marge de manœuvre, pourtant très étriquée, va être sans cesse remise en cause par les différents pouvoirs qui se sont succédé jusqu’à aujourd’hui. Tous les présidents de la République et les Premiers ministres successifs, n’ont eu de cesse de tenter de neutraliser le CNES, de manière à ce qu’il « rentre dans les rangs » et qu’il encense les différentes politiques publiques menées, sans aucune critique possible. « Au lieu de considérer nos rapports comme des instruments opérationnels pour améliorer la gouvernance, les pouvoirs publics successifs les considéraient comme des documents «subversifs» chargés de déstabiliser leur pouvoir, » souligne Mourad Goumiri. Que reste-t-il aujourd’hui de cette institution, à part son administration, s’interroge-t-il ? « Rien, le CNES est rentré dans le rang et a rejoint le lot des appareils transformés en «coquille vide», que le pouvoir instrumentalise à satiété».