Il existe plusieurs angles de décryptage de l’affaire de la semaine, Saadani-Toufik : Un des épilogues pourrait se décliner ainsi : ailleurs dans le monde capitaliste avancé, celui qui détient le pouvoir économique détient le vrai pouvoir. En Algérie, c’est celui qui détient le pouvoir de l’enquête économique qui détient le vrai pouvoir. Durant les années Boumediène, dans la continuité des sentences expéditives du maquis, la sécurité militaire éliminait physiquement les opposants, souvent politiques et non des rivaux d’affaires. Depuis la chute de feu Messaoud Zeggar, au début des années Chadli, «l’enquête économique» régule le partage des territoires d’affaires entre les réseaux du pouvoir. Elle sert aussi, dans le cas de l’opération Ouyahia contre les cadres du secteur public, à vendre l’illusion optique d’un Etat propre. La puissance reconnue des services secrets algériens dans le champ politique que veut lui contester Amar Saadani, repose essentiellement sur sa capacité à pondre des notes sur les malversations et à monter des dossiers de justice sur les plus grandes affaires. Donc à faire et défaire des carrières administratives et politiques. Le plus grand séisme de l’ère Bouteflika, en dehors de ses accidents de santé de 2005 et de 2013, se situe en janvier 2010, lorsque une enquête du DRS a décapité la Sonatrach de Chakib Khelil et ouvert une nouvelle situation politique dont l’autre tournant aura été l’AVC présidentiel du 27 avril 2013.
Qui contrôle l’enquête économique en Algérie ? Depuis les derniers changements dans le commandement du DRS il y a quelques semaines, ses «enquêtes économiques» — comme les autres d’ailleurs — ne peuvent plus atterrir directement chez le juge d’instruction. C’est un blocage par l’aval. Il faudra passer par un autre service de sécurité. La gendarmerie et la DGSN étant politiquement contrôlés par le clan présidentiel, c’est une première réduction du pouvoir d’enquêter du DRS. L’autre réduction pourrait intervenir dans la procédure de saisine. Ce n’est pas encore le cas, mais le rapport de force qu’est en train de faire tourner à son avantage le clan présidentiel vise à cela.
Les futures enquêtes économiques seront déclenchées seulement après l’aval d’une instance amie. Le DRS, quel que soit son futur patron, ne pourrait plus s’autosaisir. C’est un dispositif d’assurance dans l’après-Bouteflika quelle que soit la date à laquelle il deviendra effectif. L’enquête Sonatrach incarne bien la taille de cet enjeu. Le général Toufik l’a déclenché en 2008 en prévenant le président Bouteflika dans ses notes régulières qu’il existait de très fortes suspicions de corruption dans les contrats que passait la compagnie pétrolière. Le président, qui a mis en 2009 la lutte contre la corruption en tête du programme politique de son 3e mandat, s’est retrouvé pris à son piège.
Obligé de laisser faire. Il s’est mis à «rappeler à l’ordre» le DRS après janvier 2010 pour «lever le pied», lorsque les auditions de Mohamed Meziane et de ses vice-présidents de Sonatrach chez le juge d’instruction se sont mis à conduire directement chez Chakib Khelil. Bouteflika a dû alors se débarrasser de son sulfureux ministre de l’Energie et néanmoins ami de si longue date. Mais l’enquête, partie en fait de BRC en 2005-2006, avait ses ramifications en Italie et aux Etats-Unis. Elle a continué à affaiblir le clan présidentiel et a poussé le ministre incriminé vers la case prison. Le testament politique de Abdelaziz Bouteflika est finalement simple. Ne plus laisser les enquêtes économiques entre les mains des services de renseignement. Cela a failli tuer son clan. Et peut encore le faire au-delà du 17 avril. «L’Etat civil» peut tirer un progrès de cet épisode en remettant non pas des officines mais le juge au cœur de la procédure de l’enquête économique. Qui contrôle le juge ?
Si la thèse défendue plus haut n’a pas convaincu sur qui détient le vrai pouvoir, voilà un autre argument : En Algérie, ce n’est pas celui qui détient le pouvoir économique qui détient le vrai pouvoir. Mais celui qui enquête en économie. La preuve, un coup de téléphone «du centre enquêteur élargi» a mis le Forum des chefs d’entreprise (FCE) en configuration traditionnelle de force auxiliaire. Une assemblée générale extraordinaire (AGE) a été convoquée pour ce lundi matin. Ordre du jour implicite, la position de la principale organisation patronale vis-à-vis de l’élection présidentielle. En fait, une invitation à ajouter le FCE à la liste des soutiens à un quatrième mandat du président Bouteflika. Invité sur Radio M, la web radio de Maghreb Emergent, le président du FCE avait pourtant déclaré le 17 décembre dernier que son organisation attendrait la candidature de Abdelaziz Bouteflika pour ensuite décider d’une position. Cela ne semble plus être le cas.
Les coups de fil se sont fait insistants ces derniers jours. Bien sûr, le secteur privé n’incarne pas encore le pouvoir économique en Algérie. Mais son suivisme politique vis-à-vis du clan dominant du moment à la tête de l’Etat est un indicateur étincelant d’archaïsme. Il reste encore une petite chance de poussée indépendantiste des patrons algériens. Ne pas donner de quorum à l’assemblée générale d’aujourd’hui pour empêcher de fait tout vote de soutien au quatrième mandat. Aux dernières nouvelles, plusieurs chefs d’entreprise importants dans l’assemblée générale du FCE se sont inventés des missions à l’étranger dès qu’ils ont reçu la convocation pour l’AGE. Réda Hamiani a du souci à se faire.
L’événement de la semaine aura été la seconde édition de la rencontre Fikra : 1200 invités, trente-six speakers de renom, une sortie surprise de Khaled pour envoûter le tout. Cet événement est devenu en deux ans un mini Davos algérois, ou le who’s who se dispute la tribune au people. Le thème de la rencontre, lui, a fait tâche : l’optimisme, facteur clé pour entreprendre et réussir. La boîte de communication Allegorie, qui a le mérite d’avoir donné une belle impulsion à une bonne idée, ne pouvait pas prévoir cette conjoncture nationale dépressive au bout de la semaine Saadani-Toufik. Elle ne pouvait pas prévoir qu’en février 2014 ses invités allaient parler d’optimisme à la tribune de l’hôtel Aurassi à un immense public en proie à la névrosante question de savoir comment Abdelaziz Bouteflika va faire pour devenir le premier candidat au monde à gagner une élection présidentielle avec son hologramme. A moins que justement l’optimisme est là. Faire élire un Président dématérialisé. Résultat, les speakers les plus optimistes étaient étrangers. Ils ont déjà repris l’avion.
Article paru dans le quotidien El watan