Parmi les membres du Club Energy, Nordine Ait-Laoussine a eu le double bonheur de connaître Si Belaid et de figurer parmi ses amis jusqu’à pratiquement son dernier souffle. Il a aussi eu l’immense privilège de travailler sous ses ordres pendant une bonne partie de sa carrière professionnelle au cours de laquelle il a apprécié ses qualités humaines exceptionnelles. C’est à ce titre que la rédaction de cet hommage au défunt lui a été demandée.
Le grand militant que fût le frère Belaid Abdesselam a consacré toute sa vie à la libération de sa patrie et au développement de l’économie nationale avec constance et acharnement. Il a servi son pays avec abnégation et sans démagogie tout en menant une vie simple et austère. Si Belaid n’a jamais cherché les honneurs.
Dans les immenses réalisations que l’on peut mettre à son actif, il a su s’entourer de cadres compétents et dévoués à qui il a inculqué l’esprit de sacrifice à la cause de l’Etat. Si Belaid était un patron infatigable qui exigeait de nous une disponibilité quasi-permanente. Il n’hésitait pas à nous sermonner lorsqu’il nous arrivait de nous éloigner de ses directives ou qu’il constatait des retards dans l’exécution des projets qui nous étaient confiés. Il était certes, sévère envers ses proches collaborateurs et très exigeant à leur égard, mais a toujours veillé à les protéger lorsqu’ils ont été injustement écartés ou marginalisés. Dans une lettre qu’il a adressé en avril 1980 aux membres du Bureau Politique du FLN, il déplorait «vivement que des cadres, qui ont travaillé durant des années dans les organismes de l’Etat, soient amenés à quitter le pays» et ajoutait «à tous les anciens collaborateurs venus me faire leurs adieux, au moment où ils ont quitté leurs fonctions, je n’ai pu qu’exprimer mes vifs regrets de les voir éloignés de l’œuvre à laquelle ils se sont dévoués ».
Le frère Belaid connaissait déjà la plupart de ses premiers collaborateurs. Avant l’indépendance il a œuvré au sein de l’UGEMA pour organiser et assurer la formation des étudiants algériens à l’étranger afin de les préparer à leurs futures fonctions dans une Algérie libre et maîtresse de ses richesses. Si Belaid s’était déjà forgé la conviction que ces richesses ne pouvaient sortir le pays du sous-développement que dans le cadre d’une expansion économique intense dirigée par des cadres formés et compétents.
Dans les grandioses réalisations qui ont le plus marqué son parcours, on retrouve toujours la marque du fin stratège, capable d’élaborer des plans et de diriger des actions dans un but précis. C’est le cas de la prise de contrôle par l’Etat de ses richesses nationales et de leur mise au service exclusif de la diversification de l’économie nationale.
Si Belaid avait conçu, dès les premières années de notre indépendance, une stratégie qui nécessitait la réalisation préalable de 3 objectifs indissociables:
- le contrôle effectif de l’exploitation de nos ressources par la Sonatrach, afin de renforcer et de disposer librement de nos moyens d’action,
- la récupération de la rente pétrolière, à travers un militantisme constructif au sein de l’OPEP et
- la diversification de l’économie nationale à travers le développement intensif des industries manufacturières sans lequel le recyclage de la rente pétrolière pouvait difficilement être assuré.
Le but poursuivi était de faire jouer pleinement au pétrole et surtout au gaz auquel Si Belaid accordait beaucoup d’importance, un double rôle : d’une part, celui d’approvisionner de manière satisfaisante le marché national en énergie et matières premières et, d’autre part, celui de générer les revenus nécessaires au financement, tant des infrastructures publiques, pour assurer le progrès social, que des investissements productifs pour créer une économie suffisamment diversifiée capable de prospérer par elle-même dans «l’après-pétrole». Du temps du Président Boumediene, on disait qu’il fallait «semer le pétrole pour récolter le développement».
Ce plan a nécessité, en parallèle, un vaste effort de formation, la création de nombreux instituts, d’une multitude de sociétés de services ainsi que la mise en place de nombreuses sociétés nationales, chacune spécialisée dans les différents secteurs de notre économie. En l’espace d’une dizaine d’années, nous avons retrouvé notre totale liberté d’action. Il a fallu d’abord nous libérer des contraintes imposées par les clauses pétrolières des Accords d’Evian qui entravaient toutes tentatives d’émancipation. Notre première réussite a été de réaliser le pipe Haoud El Hamra-Arzew malgré l’opposition du gouvernement français.
Le processus s’est poursuivi par la suite en élargissant le domaine d’activité de la Sonatrach, prévu par l’Accord d’Alger, en lui confiant notamment le monopole de l’exportation du gaz naturel. La prise de contrôle a, par la suite, été amplifiée par une série de mesures, dont la mise sous contrôle de l’Etat des sociétés anglo-saxonnes et par diverses participations le long de la chaîne pétrolière, tant en amont qu’en aval. Le processus s’est achevé avec les nationalisations du 24 février 1971. Nous avons réglé ce que nous devions aux partenaires étrangers pour le rachat ou l’indemnisation des intérêts concédés et avons soldé nos comptes à des conditions très avantageuses pour le pays.
Le développement de Sonatrach a permis la formation de milliers de pétroliers algériens non seulement chez nous sur le terrain, mais aussi à l’étranger. Certains ont terminé leur carrière dans des pays et organismes étrangers, heureux de les accueillir. Notre société nationale a, en effet, longtemps fait l’admiration des pays du Golfe à qui elle a longtemps servi de modèle.
Le rôle de Si Belaid au sein de l’OPEP a été décisif et a permis à notre pays d’avoir un rôle prépondérant dans les décisions de l’Organisation dans les années 1970 malgré le niveau limité de notre production. Le frère Belaid était très écouté et savait se faire respecter. Le sang-froid qu’il a démontré lors du dénouement, sous sa conduite, de l’affaire Carlos a marqué et impressionné tous ses collègues et permis de sauver des vies tout en mettant à l’abri ses proches collaborateurs. L’amélioration du prix du pétrole au cours de cette période nous a permis d’entrevoir la concrétisation d’une grande ambition économique et d’ancrer le pays sur la voie d’une industrialisation intense, même à pas forcés, afin de combler le vide hérité de la colonisation.
Selon le rapport NABNI publié à l’occasion du 50eme anniversaire de notre indépendance, «la période 1962-1978 a été marquée par une grande ambition économique (…) et les taux de croissance les plus élevés de ce premier cinquantenaire. Bien qu’elle n’ait pas été soutenue et qu’elle ait vite montré ses faiblesses en termes de productivité, elle a néanmoins révélé le potentiel industriel du pays et permis le développement de compétences et d’un savoir-faire qu’aucune autre politique mise en place depuis n’a pu produire».
L’objectif ultime visé par la stratégie mise en place par Si Belaid, à savoir la diversification de l’économie nationale, avait pratiquement assuré le plein-emploi à la fin des années 1970. La part des industries manufacturières dans le PIB national était proche de 20% et nous confortait dans l’idée d’une réduction progressive de notre dépendance excessive à l’égard de nos revenus pétroliers. Cette progression salutaire a malheureusement été interrompue au début des années 1980 après la mise à l’écart de Si Belaid, suite au décès du Président Boumediene. La part des industries manufacturières dans notre économie est à son plus bas niveau aujourd’hui (de l’ordre de 5%) de sorte que nous sommes en queue de classement des pays à revenus comparables.
Si Belaid nous a quitté sans avoir vécu la réalisation de l’objectif ultime de sa stratégie à savoir le développement économique et social du pays par le biais d’une sage utilisation des moyens et ressources provenant des hydrocarbures. Dans l’introduction de l’un de ses nombreux ouvrages, il nous a rappelé que «dès le début de notre indépendance, nous avons rapidement pris conscience du fait que l’exploitation de nos hydrocarbures constituait un levier fondamental dans la conduite de l’économie du pays et la mise en œuvre du processus de développement dans tous les domaines».
A ceux qui plus tard attribuaient l’échec de leurs politiques économiques à la «malédiction du pétrole» il répétait d’un air agacé que pendant les deux premières décennies de l’Algérie indépendante on ne parlait pas de «malédiction du pétrole». C’est en effet au début des années 2000 que les méfaits de l’économie rentière ont commencé à être dénoncés et que la référence à la «malédiction du pétrole» a gagné du terrain.
Le frère Belaid Abdesselam a livré de nombreuses batailles politiques tant sur le plan intérieur que sur le plan international. Ces batailles n’ont pas toutes abouti, mais les causes qu’il défendait étaient toujours justes. En cela, il n’a jamais cessé d’être le modèle et pas seulement pour ce qui concernait le développement industriel. Il nous avait donné l’occasion et les moyens d’apporter notre part à l’œuvre de développement, et au-delà, il nous a fait l’honneur de nous associer à ses actions pour défendre l’intérêt national et pour la promotion de la dignité du peuple algérien dans tous les domaines. C’est pourquoi, à notre tristesse s’ajoute le sentiment de fierté d’avoir pu servir sa politique, de l’avoir servi, car il n’était pas seulement l’Homme de l’industrie. Il fut un très grand Homme d’Etat.
Que Dieu repose son âme. Il l’a bien mérité.
Le Club Energy