Pour Nadir Djermoune*, à la base du conflit au M’zab il y a une lutte pour l’appropriation d’un espace urbain de plus en plus réduit, sur fond de libéralisation économique et d’urbanisation galopante qui ont engendré un « développement social inégal, avec son lot de chômeurs et de besoins sociaux et culturels grandissants ».
Le problème de l’émeute est que sans direction, la protestation peut aller dans tous les sens. On peut y trouver des mafieux, des voyous surfant sur des revendications justes et légitimes, etc. Le pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika a réprimé durement beaucoup de protestations qu’a connues le pays sous son règne mais il en a caressé d’autres dans le sens du poil. Ainsi, les étudiants à présent ferment-ils leurs instituts pour réclamer leur rachat (c’est-à-dire le passage en année supérieure sans avoir obtenu la moyenne), remettre en cause la compétence de leur enseignant ou carrément faire du forcing pour un passage sans examens ! Il suffit qu’il y ait dans une émeute des apprentis-sorciers pour qu’elle soit orientée dans le sens qu’ils veulent. Cela a été, par exemple, le cas à Ouargla, où les émeutiers se sont attaqués aux femmes, probablement sous l’influence du discours salafiste qui voit en celles-ci l’incarnation du mal du pays.
Aujourd’hui, les événements tragiques que vit le Mzab obéissent à la même logique. Il y a là aussi une émeute, une dimension mafieuse et un discours religieux « wahabite » haineux à l’endroit des « ibadites » considérés comme des musulmans hétérodoxes. Le mozabite est devenu le bouc émissaire, celui qui incarne le mal aux yeux des protestataires. Cette crise dans la région, où des émeutiers appartenant à la population arabophone (de rite malékite) s’attaquent aux biens et aux personnes de la population berbérophone mozabite (de rite Ibadite) prend la forme d’un conflit communautaire. Elle a des relents de manipulation occulte, dans un contexte régional instable et une situation nationale centrée sur la présidentielle, où les enjeux de succession prennent une dimension tragique.
Le premier écueil à éviter est celui des lectures « anthropologistes » et « ethnicistes » de ce conflit dans le M’zab. D’abord parce que la popularisation de ces lectures n’est pas constructive d’un avenir radieux et démocratique et qu’elle fait le lit de régression culturelle et intellectuelle. Ensuite, parce que le réel d’aujourd’hui, en Algérie et ailleurs, est « moderne », avec son lot de contradictions les plus contemporaines.
Aux origines de la modernité algérienne
L’introduction de la modernité capitaliste dans l’espace algérien, notamment dans sa forme coloniale, a complètement restructuré la société. L’ancienne société, celle de Massinissa dans l’Antiquité, celle des « envahisseurs » Banou Hilal au moyen-âge islamique, ou encore celle des rostomides fondateurs du premier Etat du Maghreb central et ancêtres présumés des mozabites, n’existe plus. Le rapport à cette société relève, en réalité, du mythe. Nous avons vu ce à quoi on a abouti avec la soi-disant réapparition des anciennes structures appelées « ârouche » en Kabylie, en 2001.
La restructuration de la société est à l’image de la restructuration spatiale. La colonisation a remodelé l’espace algérien. L’espace urbain a été le premier touché. Dans le sillage d’Haussmann et de Napoléon à Paris au 19° siècle, les villes algériennes ont été fondamentalement détruites et restructurées. Les autochtones, marginalisés, en ont été exclus. Une première définition du paysage colonial a été engendrée par la reproduction outre-mer d’une image urbaine française, destructrice et affirmative de la puissance et de la différence. C’est le style du vainqueur[1]! Une deuxième ligne vers la fin du 19° siècle a marqué un tournant dans le traitement de l’espace urbain vers le style du « protecteur ». C’était la politique appliquée en Tunisie et, surtout, au Maroc : la ville coloniale se juxtapose à l’ancienne ville autochtone, et cette dernière est préservée de même que la structure sociale qui lui a donné naissance. La même démarche a été appliquée dans le Sud algérien : les cités du Mzab ont ainsi été préservées.
Le conservatisme de la société du Mzab et son attachement à son identité ancienne ne sont pas d’essence identitaire, ethnique ou religieuse. Elle ont une base historique et matérielle. Il ne s’agit donc pas d’une spécificité ibadite qui s’opposerait à l’identité malékite. Le même rouleau compresseur s’est déroulé sur le reste du territoire avec l’enjeu du foncier agricole. P. Bourdieu et A. Sayad dans Le Déracinement[2] expliquent le phénomène et usant des notions d’ « acculturation » et de « déculturation ». Le capitalisme colonial avait besoin des terres fertiles, celles des plaines et des hauts-plateaux, et c’était l’espace occupé essentiellement par les arabophones. Ces régions ont été profondément restructurées par e quasi-anéantissement des structures tribales : ce fut la déculturation totale avec elle, une perte de repères et son lot de conservatisme, de désespoir. Les moins fertiles territoires montagneux, en majeure partie berbérophones, ont été renvoyés à la périphérie de l’économie marchande, et contenus dans un conservatisme culturel et identitaire. Ce fut une acculturation selon Bourdieu et Sayad.
La vallée du Mzab, bien qu’elle soit géographiquement différente, a connu un sort similaire à celui des zones montagneuses du Nord. Le territoire mozabite a été contenu dans un repli identitaire. Les populations arabophones, déjà présentes dans la cité du Mzab dès le 14°siècle (Metlili), y trouveront un repli territorial.
Crise urbaine
Le conservatisme identitaire, culturel et religieux mozabite s’est renforcé dans les conditions créées par la colonisation. Il s’est même accompagné d’une certaine autonomie de l’organisation politique. L’allégeance du M’zab au pouvoir ottoman était de pure forme et sous la domination française, un accord conclu en 1853 lui a octroyé une certaine autonomie institutionnelle et juridique[3]. Ce conservatisme s’est maintenu dans l’Algérie indépendante. Malgré la poursuite de l’« émigration » des Mozabites dans différentes régions du pays, leur intégration dans les villes où ils s’installent reste marginale et limitée, avec une forte volonté de préserver leur spécificité culturelle et surtout économique, fortement centrée sur le commerce.
Aujourd’hui, la libéralisation économique, la privatisation tous azimuts et l’urbanisation galopante de la vallée du Mzab ont engendré un développement social inégal dans la région, avec son lot de chômage et de besoins sociaux et culturels grandissants. La ville, centre économique et centre et de décision politique, est devenu un enjeu qui polarise toute des populations en quête de statut social et de place sur l’échiquier urbain.
Mais lorsque la demande dépasse, et de loin, les capacités d’accueil, l’enjeu lié à l’occupation de l’espace dépasse toute mesure. On assiste alors à une urbanisation hors norme, qui va jusqu’à défier l’équilibre écologique de la région et échapper, grâce au clientélisme, à tout contrôle institutionnel. Ce problème se fait sentir davantage dans les milieux les moins favorables à l’urbanisation, dont les milieux sahariens, naturellement et territorialement fragiles et à capacité foncière limitée, comme c’est le cas de la vallée du M’zab. La ligne de démarcation, vu l’histoire et la sociologie de la région, se définit entre les populations arabophones et celles berbérophones. Les premiers sont les moins intégrés dans les réseaux sociaux, économiques et institutionnels et travaillent pour une partie non négligeables dans l’informel. Les seconds sont soutenus par les structures familiales et communautaires traditionnelles et échappent, en quelque sorte, aux dégâts de l’informel.
L’opportunisme politique, le clientélisme et la corruption dans la gestion des affaires publiques s’installent lourdement en même temps que s’installe la compétition par l’exclusion. Tout ces facteurs, en l’absence d’une vie associative et politique démocratique et transparente, développent chez les uns et les autres le « réflexe du prédateur » qui cherche à prendre sa part du gâteau, sans se soucier ni du moyen de le prendre ni des autres ni de l’intérêt collectif. Le poids de l’histoire, avec ces inerties culturelles et sociologiques, nous guette et risque de nous amener vers une régression peu féconde.
(*) Ancien subdivisionnaire à la direction de l’Urbanisme (DUCH, DLEP) à la wilaya d’Alger, Nadir Djermoune enseigne l’architecture à l’Université de Blida.
Notes
[1] Cf. F. BEGUN, Arabisances, Edit. Dunod, Paris, 1983.
[2] P.BOURDIEU, A. SAYAD, Le déracinement, la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, les éditions de Minuit, Paris 1964
[3] Cf. Y TEMLALI, « Ghardaïa, miroir d’une Algérie qui creuse elle-même la tombe de son unité » (en arabe) « Al Safir Al Arabi » (supplément du quotidien libanais Al Safir), le 12 février 2014.