Les quatre vies étincelantes de Lotfi Madani - Maghreb Emergent

Les quatre vies étincelantes de Lotfi Madani

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Sur la route, tout en lacets, qui descend de Ighil Ali vers Allaghan et la vallée de la Soummam, Lotfi continue d’évoquer la saga familiale, l’âme plus légère que durant la montée, le matin. Il redoutait un peu ce pèlerinage en ce dimanche ensoleillé de la mi-octobre 2022 à son village, le plus haut perché, d’Ighil Ali, où il est né un 30 septembre 1953. Il n’avait pas pu y revenir depuis plusieurs années. Cheikh Ali Madani y reposait. Tout s’était finalement bien enchaîné. Debout, seul, sur la tombe de son éminent père, il a laissé la tension des retrouvailles ruisseler un long moment à deux pas du mausolée du saint patron du village. Il s’est rassuré sur l’état de la maison familiale entretenue par un cousin, y a humé la nostalgie de ses vacances d’adolescent, puis a traversé le village, un peu plus désert à chaque fois, pour retrouver, près de la vieille mosquée le promontoire époustouflant sur le scintillement de la Soummam, loin en contrebas, et les contreforts du Djurdjura en face, sur la rive ouest. Le temps se joue du relief des événements. De leur sens. Lotfi est apaisé, enthousiaste. La tête pleine de projets pour la maison familiale, le cimetière du village, l’héritage immatériel des Madani. Le temps a fait de cet instant d’allégresse un oracle d’adieu dans lequel Lotfi a vu défiler toute ses vies. Car de vies, Lotfi Madani en a eu plusieurs, brillantes comme le soleil de ce jour d’automne.

Un très grand homme de radio


La première vie squatte souvent la postérité. C’est ainsi. A Alger, le nom de Lotfi Madani est, avec d’autres, synonyme d’âge d’or du service public de la Radio algérienne. Diplômé en mathématiques, il y a été recruté après son service militaire (effectué dans le service transmission de l’armée) au milieu des années 1970. Le même jour que Ali Bey Boudoukha, l’ami avec lequel il animera la génération de professionnels qui, à défaut de changer la radio, va secouer la Chaîne 3 de la fin des années Boumediene. Esprit curieux de tout, mélomane, initié à la contre-culture dissidente de l’époque, politiquement engagé, audacieux et scrupuleux à la fois, Lotfi incarne une modernité algérienne post-indépendance déployée dans un univers magique, la radio. Il contourne le territoire sous haute surveillance du service information en optant pour celui, à défricher, de la production. Le public se souvient d’une voix chaude, posée. Lui est d’abord une oreille. Le son est resté son premier lien au monde. Choix des jingles, des génériques d’émissions, plus tard celui des voix à l’antenne : il apporte une touche essentielle à l’identité sonore de la Chaîne 3. Les magazines spécialisés, les tranches d’animation, les jeux ouverts au public, les talks sont autant d’opportunités de laisser émerger une société qui change rapidement. Lotfi Madani trône sur les nouveaux contenus, dirige la production et devient, au tournant des années Chadli, le jeune mentor de la génération de créatifs qui fera bouger les lignes du service public à la fin des années 1980.

L’esprit corrosif de la dissidence culturelle se faufile à l’antenne, les thèmes tabous y sont déflorés. Le rai y fait son coming out. Les émissions culte se succèdent. La demande de liberté enfle. Octobre n’est plus très loin. Lotfi Madani dirige le projet Radio Bahdja. Le concept de radio locale musicale, minimaliste en paroles, c’est lui. Il l’habille avec son ami Luc Chaulet et une jeune équipe d’hallucinés de la technique et du son. Le succès est fulgurant. Dans cette vie-là, celle qui a laissé une empreinte sur le cours du service public de la Radio, Lotfi Madani a accompli une rare prouesse d’intelligence stratégique à une époque de monopole sur la vie politique publique et sur les médias. Il est resté lui-même politiquement incorrect aux yeux de sa tutelle, sous un régime Chadli toujours autoritaire et en voie d’embourgeoisement. Dans le même temps, il demeurait professionnellement incontournable. Par son talent, sa rigueur, son abattage, sa capacité à se renouveler, à apprendre.

Un expert international de la communication

Lotfi Madani n’a pas choisi l’exil. Il a, dans les contorsions de l’histoire, transposé les ingrédients de sa première vie de l’Algérie au monde. Faisant de Marseille son poste avancé dans sa conquête, il a creusé le sillon académique qu’il portait en lui. Il soutient une remarquable thèse de doctorat à l’université d’Aix-en-Provence et élargit son horizon professionnel. Pendant ses années marseillaises, Lotfi est resté lié au pays et à son métier. Il dirige la radio communautaire Radio Soleil durant les chaotiques années 1990. Il a contribué ainsi à essaimer chez la diaspora et les nouveaux exilés politiques algériens l’espoir par la sauvegarde de l’estime de soi. Notamment en donnant la parole aux acteurs de la résilience et en faisant briller le génie inventif des Algériens des deux rives, par un temps où il était en proie à tous les doutes. Bientôt sa vie hors du pays allait bondir à la hauteur de son étoile.

Enseignant à l’université, formateur dans le réseau associatif et d’entreprises, consultant dans l’élaboration de programmes publics en Afrique, la compétence multimodale de Lotfi Madani le conduit à Tunis, où il dirigera pendant près d’une décennie la communication de la Banque africaine de développement (BAD), délocalisée d’Abidjan suite à la guerre civile ivoirienne. Il y a acquis une meilleure connaissance du monde de l’économie et de l’entreprise, affiné une grande expertise en stratégie de communication. Il est, à sa retraite de la BAD au milieu de la décennie 2010, une personne ressource référence réservée sur la « short list » de très nombreux bailleurs de fonds mondiaux (PNUD, UNESCO, Union européenne, BAD…) pour conduire des missions d’accompagnement de projets de coopération et de programmes de développement. Il a ainsi, en marge de sa fonction à la BAD, conseillé le gouvernement algérien dans sa politique de refonte de l’enseignement supérieur dans les filières de l’art, de la culture, du journalisme et de la communication (grandes écoles), et plus tard, pour le compte de l’Union européenne, il a assuré l’exposition médiatique du programme de coopération bilatérale de sauvegarde du patrimoine archéologique algérien. Le professionnel de la radio à Alger, comme l’expert international par monts et vaux, consumait ses passions à l’allure d’une comète. Traînée lumineuse garantie.

Un Maghrébin vibrant au cœur de l’histoire

C’est le moment de quitter la haute crête des Ighil Ali. Lotfi veut partager son émotion, son bonheur d’être là. Il appelle à Tunis Sana, son épouse. Peut-être se promettent-ils d’y revenir ensemble bientôt? Sana Ben Achour est l’astre féminin qui devait, déterminisme galactique, rencontrer son étoile symétrique. Petite-fille du grand mufti de Tunisie, qui a rendu possibles les acquis modernistes de la Constitution de 1959 de Habib Bourguiba. Fille d’une éminence de la Zeitouna qui a comme étudiants de nombreux militants nationalistes algériens de l’après- seconde guerre mondiale, Sana est professeure à l’Université de la Mannouba, présidente flamboyante de l’Association tunisienne des femmes démocrates (AFDT), militante au long cours pour les libertés dans son pays, en particulier dans le Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT), avec le docteur Moncef Merzougui. Elle est tout simplement pour Lotfi la rencontre d’une terre promise pour un arpenteur persévérant de rêves sensés.
Ayant vécu au Maroc, où son père, cheikh Ali Madani, enseignait le français et l’arabe, Lotfi est un Maghrébin de culture et de conviction. Un Khaldounien à l’ère des nations.

Bien avant son installation à Tunis, il est lié aux réseaux de militants des droits de l’homme et d’altermondialistes maghrébins. C’est en Europe, dans le giron du Forum social maghrébin (FSM) et des activités de l’opposition tunisienne à Ben Ali qu’il se lie à Sana. Son insertion à Tunis lorsqu’il s’y pose est toute naturelle. Il est chez lui partout au Maghreb. Cette vie-là, sa troisième vie, réalise dans l’amour et la famille une citoyenneté maghrébine qu’il a cristallisée durant sa halte marseillaise.


Lotfi en est récompensé par le plus beau des vertiges, celui de la Révolution, que ses amis algériens connaîtront plus tard, en 2019. Le sien, à Tunis, est intégral. Une transformation démocratique s’est engagée. Un nouveau pouvoir émerge du suffrage populaire en octobre 2011, avec l’Assemblée nationale constituante. Lotfi est immergé dans le flux des événements. Il vit et agit comme un citoyen tunisien happé par son intégration aux réseaux de l’opposition démocratique au président Ben Ali. Il est au cœur de l’histoire au sein du clan familial des Ben Achour. La maison de la Marsa respire le jasmin de la révolution, vibre avec elle. Sana, son épouse, est de toutes les initiatives de la société civile pour sanctuariser les conquêtes du 14 janvier, en arracher de nouvelles. Un de ses beaux-frères, Yadh Ben Achour, constitutionnaliste hostile au zaïmisme, est un des architectes de la transition institutionnelle. Au fil des débats, des conquêtes démocratiques ou de la montée du péril terroriste islamiste, le sens du discernement de Lotfi est recherché. Calme et pondéré, il apporte aux délibérations familiales et militantes une expérience algérienne de l’après-octobre 1988. Il est à la disposition de ses nombreux amis tunisiens qui, souvent, se déchirent sur l’attitude à prendre vis-à-vis d’Ennahda, parti islamiste modéré majoritaire à l’assemblée et dans les gouvernements de la Troïka et qui gouverne le pays sous la présidence de Moncef Marzouki.


La merveilleuse rencontre avec Sana Ben Achour et le souffle du Printemps arabe ont habillé de panache mystique le parcours de Lotfi Madani. Sa « troisième vie » aurait pu se figer là, en une œuvre aboutie, en un chef-d’œuvre, mais il lui aurait manqué quand même quelque chose.

La boucle lumineuse d’un militant de gauche

La veille du pèlerinage d’Ighil Ali, Lotfi intervenait à Tikedjda, à la retraite annuelle de l’entreprise Interface Médias SPA, avec ses deux pôles d’activité, le pôle agence RP et le pôle éditorial. Son thème était : quel avenir pour le journalisme à l’ère des réseaux sociaux et à l’information citoyenne ? Il est depuis 4 ans le président du conseil d’administration de la SPA et depuis 7 ans un de ses actionnaires. Lotfi a refermé la boucle qu’il avait ouverte cinquante années plus tôt. Dans son pays.
Jeune étudiant, militant du Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS ; ex-Parti communiste algérien clandestin), il avait été de tous les volontariats estudiantins de la Révolution agraire à partir de 1971-1972. Il avait sillonné le pays, les étés torrides, pour « sensibiliser » les bénéficiaires de la redistribution des terres, lutter contre l’« archaïsme réactionnaire » qui menaçait de saborder la modernisation « collectiviste » des campagnes. Sa quatrième vie n’a pas de bornes temporelles. Elle est toute sa vie, celle d’un homme de grandes convictions, d’une foi raisonnée en l’humain, d’un engagement tranquille, imperturbable, conjugué à une gestion politique du risque. En 1982, il est suspendu avec quatre de ses collègues plusieurs mois pour avoir laissé passer à l’antenne un communiqué du comité de wilaya de l’UNFA (dissident de l’organisation mère) relayant une manifestation de soutien aux Palestiniens après le massacre de Sabra et Chatila. L’idéal socialiste de jeunesse altéré, il restera fidèle aux combats alternatifs pour un monde plus juste. Et en Algérie pour un pays plus libre, plus démocratique. Rassemblement des artistes, intellectuels et scientifiques (RAIS), Mouvement des journalistes algériens (MJA) : Lotfi est sur toutes les brèches qui fissurent la cuirasse du parti unique, préparent les consciences à l’ouverture démocratique post-octobre 1988. Toujours dans son style épuré, sa voix radiophonique bienveillante avec son auditoire. Didactique, intègre, gentleman, militant, rouge dépassionné.


Son ancrage historique aurait pu faire de Lotfi Madani un « éradicateur » hostile à toute approche politique pour sortir de la guerre civile en Algérie. Il ne l’était pas. Son ouverture d’esprit dépassait sa filiation idéologique. Son vécu international, son expérience des conflits en Afrique et des alliances avec Ennahda pour la défense des droits de l’homme en Tunisie sous Ben Ali, son humanisme éclairé l’ont amené à ne pas concevoir de modernité politique en Algérie sans respect du suffrage populaire dans l’exercice de toutes les libertés. Il faisait confiance aux Algériens, à l’Algérie, à laquelle il a voulu consacrer son ultime combat. Son combat de toujours.


Alignement astral, le retour de son engagement présentiel dans son pays a subtilement uni le professionnel des médias, l’expert en communication et le militant infatigable pour la liberté. Président en 2014 du jury du premier prix Ali Boudoukha du journalisme d’investigation – lancé à l’initiative de Maghreb Emergent –, il retrouve l’année suivante, en entrant à Interface Médias SPA, la trace de son ancien « acolyte » disparu en 2011, cofondateur d’une entreprise qui, en plus de développer une agence RP, édite trois médias électroniques : Maghreb Emergent (économie), le Huffington Post Algérie (information générale) et Radio M. la « petite radio du grand Maghreb ». Surtout, il y retrouvera des confrères, amis de longue date (Ihsane El Kadi et Saïd Djaafar…), y rencontrera des stars reconnues de l’audiovisuel (Souhila Ben Ali et Khaled Drareni) et découvrira des actionnaires de grande qualité, comme Ramdane Batouche, de Général Emballage et Nabil Mellah, de Mérinal.


Radio, communication, transition numérique, Maghreb, relations clients, exportation de services, formation modèles d’affaires : les chantiers d’IM SPA, ses défis sont, en miroir, un condensé brut des compétences de Lotfi Madani acquises au bout d’un parcours époustouflant. Son engagement est alors entier. Son engagement est alors entier. Comme journaliste à Tunis, administrateur puis président du conseil d’administration à Alger. Il offre enfin – en renforçant notamment Radio M, son indépendance et son éthique – une incarnation palpitante à sa longue quête, sa dévotion pour la liberté d’expression, la liberté de la presse.

Le sourire de celui qui a arpenté le chemin

La vie, par sa finitude, réserve rarement le meilleur pour le bout du chemin mais par sa plénitude, elle peut aussi éclipser la fin. Sur son lit d’hôpital à Marseille, Lotfi Madani avait plusieurs vies pour sourire à la fin qui fondait sur ses 70 ans. Et quelles vies !
Entouré de sa famille, de Sana et de Latifa, sa sœur – étoile complice suivant son propre orbite dans le journalisme et l’engagement militant – il avait vu comme un signe la disparition de Louisa, l’aînée tant aimée de la fratrie, emportée deux mois plus tôt par une récidive de cancer, et la mort celle de son mari 15 jours plus tard. Il allait devoir infliger aux siens, à sa mère de 92 ans, la même incertitude d’une longue et douloureuse épreuve. Ou s’enfuir vers Ighil Ali, son ciel azur d’automne moucheté de petits nuages blancs. Il a encore pensé à tous ceux qu’il aimait et qui n’étaient pas là. Nombreux. A Ihsane El Kadi pour la libération duquel il a investi beaucoup de ses forces. Radio M suspendue, ses locaux mis sous scellés, son matériel saisi et ses journalistes intimidés : ce n’était pas la bonne séquence pour un clap de fin. Le cycle des révolutions s’était inversé. En Tunisie, avec Kais Saied, en Algérie post-Hirak. La guerre israélienne contre Gaza l’achevait. Peut-être était-ce le bon moment pour partir. Le juste moment, cruel pour les siens, pour celui qui, tranquille et repu d’images, ne veut pas arpenter à nouveau un chemin qu’il connaît si bien. Un chemin dont Lotfi Madani sait qu’il conduit vers de nouveaux 14 Janvier et d’autres obstinés 22 février. Le moment de sourire pour celui qui a transmis le feu de l’engagement, essaimé le culte de la liberté et de l’excellence partout où sa voix a captivé des cercles d’hommes et de femmes qui l’ont un jour rencontré et écouté.

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