Cet article a été publié initialement sur OrientXXI. Nous le republions ici avec l’aimable accord de son auteur*.
Pour la première fois depuis l’éclatement de la crise pétrolière il y a maintenant deux ans, un État membre de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), l’Arabie saoudite, présente un programme d’envergure pour y faire face. « Vision 2030 », le plan adopté le 25 avril 2016 par le conseil des ministres saoudiens, propose de changer de fond en comble l’économie du premier exportateur de brut du monde et d’affranchir le royaume de sa drogue favorite, le pétrole qui, jusqu’ici, lui a procuré l’essentiel de ses devises et la presque totalité de ses recettes budgétaires. Il se donne quinze ans pour éliminer sa dépendance à l’or noir et se doter d’une économie « normale ».
L’avenir des hydrocarbures est en effet pour le moins incertain dans un monde qui est passé en quelques années de la pénurie d’énergie au trop-plein. Il y a dix ans, les pays consommateurs redoutaient le peak oil, c’est-à-dire le moment où la production de pétrole serait à la traîne de la consommation ; aujourd’hui ils sont encombrés de coûteux stocks de brut, de gaz, de charbon, de centrales électriques à l’arrêt, d’énergies renouvelables trop coûteuses et de nucléaire trop risqué. À l’incertitude des débouchés s’ajoute l’instabilité des cours qui font du yoyo en permanence et surréagissent aux coups d’une actualité politique inquiétante et d’une spéculation financière débridée. Pour l’Arabie saoudite comme pour tous les pays producteurs d’hydrocarbures, cela se traduit par des déficits insupportables et un chômage, notamment des jeunes, dangereux pour l’ordre établi.
Un projet de réforme financière
Derrière ce grand dessein se trouve un jeune homme de trente ans, Mohammed Ben Salman, fils du roi Salman ben Abdelaziz Al Saoud et numéro 2 sur la liste de succession. Aidé par de grands cabinets d’étude américains comme le Mc Kinsey Global Institute pour, dit-on, la somme faramineuse de 1,5 milliard de dollars, mis en scène par une campagne de communication sans précédent pour un Saoudien aux États-Unis et au Royaume-Uni, il se propose de remplacer la rente pétrolière sur laquelle la famille vit dans l’opulence depuis la seconde guerre mondiale par une rente financière. Sur le papier, la manœuvre est simple : Riyad vend 5 % du capital de Saudi Arabian Oil Company (Aramco), sa propriété et la plus grande compagnie pétrolière du monde, pour 2 000 milliards de dollars (la moitié du budget fédéral des États-Unis en 2015), investit cet argent sur place dans des activités nouvelles (armements, tourisme, immobilier, mines…) et dans le reste du monde. Les revenus tirés de ces placements alimentent le trésor aux côtés des royalties pétrolières dont l’instabilité cesse d’être un casse-tête pour le gouvernement saoudien. Trois objectifs chiffrés sont retenus pour 2030 :
– figurer dans le top 10 des pays les plus compétitifs du monde ;
– augmenter de moitié l’investissement étranger dans le royaume ;
– rendre le secteur privé majoritaire dans l’économie (65 % du PIB).
Compétitivité, ouverture et privatisation témoignent de l’inspiration libérale de Vision 2030 qui ne s’étend pas à la politique : nulle trace de réformes démocratiques ou de libertés publiques dans le programme national de transformation.
Le nouvel homme fort du royaume
Vision ou mirage ? Le grand dessein de « MBS », comme l’a baptisé la presse américaine très attentive à ce qui se passe chez son plus riche allié du Proche-Orient, est-il réaliste et réalisable ? Déjà à la tête de la défense nationale et du secteur pétrolier, il s’est donné les moyens pas seulement financiers d’imposer ses volontés : le gouvernement a été plus que remanié, une vingtaine de ministres remerciés, le gouverneur de la Banque centrale limogé, avec, en général, la montée de technocrates à la place des princes. Pour autant, les obstacles sont considérables, à la fois politiques, sociétaux, économiques et financiers.
MBS, qui n’était rien il y a moins de deux ans, est sur une trajectoire qui en fait l’homme fort du royaume et pourquoi pas, l’héritier de son père, le roi Salman. Or, il y a déjà un prince héritier en titre, Mohammed Ben Nayef, « MBN », ministre de l’intérieur, qui ne manque pas d’appuis parmi les milliers de princes qui constituent la famille royale et qui seront sans doute réticents à l’idée de laisser le mérite remplacer la naissance comme mode de sélection des élites administratives et financières. De même, on prête à MBS l’intention de prendre le contrôle de la garde nationale dont la responsabilité n’a jamais été confiée au ministre de la défense pour éviter tout risque de coup d’État militaire. Ce jeune homme pressé ne l’est-il pas trop ? L’enlisement de son armée au Yémen depuis maintenant une bonne année témoigne des inconvénients de la précipitation.
Changer le peuple ?
La société saoudienne, nonchalante et habituée à recevoir sans trop d’effort sa part de la rente pétrolière, est un autre obstacle d’envergure. Les salariés saoudiens sont au service du roi et de l’État alors que le secteur privé emploie surtout des étrangers, exploités sans ménagements pour nombre d’entre eux.1
La mission de changer le peuple est confiée au ministère de l’éducation qui promet de moderniser la formation et les carrières des enseignants, les programmes et de privilégier la créativité des élèves. D’après les rares sondages2 dont on dispose, les Saoudiens sont attachés au statu quo et à l’État-providence. La promesse de créer le plus grand musée islamique du monde et un ministère des loisirs chargé de changer la vie suffira-t-elle à les séduire ?
Ouverture du capital d’ARAMCO
Au plan technique, l’ouverture du capital d’Aramco est un formidable pari. Seules les places financières de New York ou de Londres sont en mesure d’accueillir une introduction en bourse de cette ampleur qui, à vrai dire, n’a pas de précédent. Le risque pour Riyad est aussi juridique : aux États-Unis, des cabinets d’avocats aux dents longues n’attendent que ça pour réclamer à Aramco devant les tribunaux locaux des indemnités substantielles au nom des milliers d’Américains morts le 11 septembre 2011. Quinze des dix-neuf terroristes n’étaient-ils pas Saoudiens et n’ont-ils pas bénéficié de complicités officielles, comme l’établirait une trentaine de pages censurées d’un rapport d’enquête américain3 ? Le gouvernement saoudien a toujours refusé toute implication dans cette tragédie, mais la cotation de sa compagnie pétrolière à l’étranger affaiblirait sa position légale.
L’arrivée d’actionnaires privés, notamment non saoudiens, dans son capital peut également inverser ses objectifs : en quête de dividendes juteux, ils peuvent pousser à une forte exploitation des gisements plutôt qu’à les mettre au service d’ambitions politiques comme le containment pétrolier de l’Iran.
Compte tenu de la complexité du dossier, le nouveau ministre de l’énergie, Khalid Al-Falih a révélé que rien n’était encore arrêté, mais que, de toute façon, les gisements les plus riches du monde resteront la propriété de la monarchie. Mais dans ces conditions, les 5 % d’Aramco, où le projet ne semble pas faire l’unanimité, vaudront-ils toujours 2 000 milliards de dollars ? Sans eux, la crédibilité de Vision 2030 est dangereusement fragilisée — d’autant que MBS n’est pas le premier fils de famille régnante à proposer à son père de « casser la baraque », au moins en économie. Jusque-là, cela s’est mal terminé : Hosni Moubarak en Égypte et Mouammar Kadhafi en Libye ont payé au prix fort le zèle modernisateur de leurs rejetons.
(*) Journaliste, ancien directeur du Nouvel Économiste et ex-rédacteur en chef de l’Express. Auteur de plusieurs ouvrages sur le Maghreb, le Golfe, l’énergie, les grands patrons et la Ve République (biographie publiée sur OrientXXI).
Notes
(1) Le géant saoudien de la construction Binladen Group, confronté à de multiples difficultés, a licencié 77 000 travailleurs étrangers, a-t-on appris le 2 mai 2016. Une partie d’entre eux n’ont pas été payés depuis plusieurs mois.
(2) Bloomberg, Agence France-Presse et Reuters, 22 avril 2016.
(3) En 2002, l’administration de George W. Bush « gèle » 28 pages d’un rapport du Congrès sur les attaques du 11 septembre 2001 qui relataient les liens financiers éventuels des terroristes avec le gouvernement saoudien. Des parlementaires, qui ont lu ces 28 pages, les jugent compromettantes pour la monarchie et une partie de l’opinion réclame leur publication. Ce qu’a confirmé l’ancien sénateur Bob Graham en février dernier. Lire Carl Hulse, « Florida Ex-Senator Pursues Claims of Saudi Ties to Sept. 11 Attacks », The NewYork Times, 13 avril 2015.