La rente est épuisable, mais les idées sont éternelles. Depuis 5 ans, les productions de NABNI ont eu pour objet de proposer une feuille de route pour éviter l’iceberg du déclin économique et social. Avec les 100 mesures à court terme du rapport NABNI 2012 et les 50 Chantiers du rapport NABNI 2020, le collectif posait les jalons d’une démarche qui articulait les réformes : i) faisables à courte terme, visant à recouvrer la confiance des citoyens et préparer les réformes plus lourdes ; et, ii) à moyen terme, en engageant, dans la durée, les grands virages structurants.
Le collectif s’est attelé ensuite à la « mère des réformes » : la gouvernance, en publiant le Manifeste pour un Etat de DROITS — Détaché de la rente, Redevable envers les citoyens, Ouvert, Inclusif, Transparent et Stratège. Nous avons terminé ce long cycle de productions par le Plan d’Urgence ABDA 2016-2018 publié en juin 2015, en réaction à la chute du prix du baril.
Iceberg droit devant : les voyants sont au rouge et le Fonds de Régulation des Recettes est épuisé !
Les prévisions de NABNI se sont, hélas, confirmées. Notre déficit commercial devrait frôler 30 milliards de dollars en 2016, engendrant un tarissement de nos réserves en devises en 2019. Le déficit budgétaire devrait s’établir à l’équivalent de 30 milliards de dollars en 2016 soit à 15% du PIB. L’inflation frôle les 5% et l’impact sur les prix de la (nécessaire) dévaluation du Dinar risque de se faire sentir davantage, la croissance et les exportations hors hydrocarbures stagnent et le chômage est en hausse à 11,2%, en particulier chez les non-diplômés et les jeunes (30%).
L’heure n’est plus à espérer une remontée des cours du baril. Sans réforme de notre modèle rentier, le pays court à sa perte, économiquement et socialement. L’intervention de bailleurs de fonds étrangers sera inévitable et nous risquons de nous voir imposer des changements brutaux que nous aurions pu opérer plus tôt et de manière graduelle, sans coûts sociaux excessifs.
Ces messages, nous et d’autres les avions déjà émis lors de notre dernière participation à la Tripartite, il y a trois ans. Nous ne changerions pas une lettre à notre contribution d’alors. Des années d’immobilisme ont été perdues. Aujourd’hui nous n’avons plus le choix et les réformes devront malheureusement se faire plus rapidement et seront plus dures que si elles avaient été entamées il y a trois ou même cinq ans, quand tant d’entre nous avions actionné de nombreuses sonnettes d’alarme. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de regarder en arrière, mais d’avancer résolument dans la mise en œuvre de toutes ces réformes identifiées de longue date.
Ne pas freiner le navire mais accélérer dans la bonne direction de façon lisible et transparente
Il est important de ne pas ralentir notre croissance économique et ne pas sombrer dans une austérité qui nous propulserait très vite vers une dépression similaire aux années 80 et 90. Il faut au contraire maintenir le pouvoir d’achat et la consommation de nos concitoyens et en particuliers des plus démunis. L’objectif : engager le virage économique en dynamisant la croissance et en changeant son moteur pour la rendre plus soutenable et moins vulnérable.
Un impératif d’urgence : commencer les réformes immédiatement, de façon résolue, visible et crédible — en vue de préserver notre idéal de justice sociale
Comme le préconise notre plan d’urgence A.B.D.A 2016-2018 : Arrêter les dégâts et les gaspillages ; Booster et transformer l’action publique ; Démarrer les réformes difficiles ; et Accélérer les réformes destinées à rattraper notre retard.
Réduire les déficits publics : en arrêtant les gaspillages, en réduisant les dépenses et en augmentant les recettes.
On ne peut plus se permettre de maintenir le même niveau de dépenses publiques requérant un baril à 100 dollars. Cela n’est pas soutenable. Cependant, une coupe brutale dans les dépenses publiques aurait des effets dévastateurs sur notre économie. Par conséquent, il est nécessaire de lisser les réductions en combinant réduction des dépenses et le recours mesuré à l’endettement.
En sus d’améliorer l’efficacité de la dépense publique, il faut lui trouver des alternatives. En matière d’investissement, les mécanismes de partenariats publiques-privés déjà initiés sont à renforcer dans les domaines qui s’y prêtent, à condition que l’Etat se dote des compétences nécessaires afin de bien négocier ses partenariats et qu’il mette en place la gouvernance et la transparence requises.
Mais la soutenabilité de nos comptes publics ne s’améliorera pas sans augmenter les recettes. La réforme fiscale doit s’accélérer. De nouvelles sources de revenus inexploitées doivent être introduites, alors que le taux de collecte de l’impôt doit s’améliorer—notamment par la déclaration et le paiement en ligne. Les niches fiscales doivent être réduites—beaucoup d’incitations ont montré leur inefficacité. La taxe foncière doit être étendue et augmentée. La rareté du foncier étant un frein à l’investissement productif, cela aurait le bénéfice de rendre le marché foncier privé plus liquide car le foncier dormant deviendrait ainsi trop cher.
Rendre notre système de redistribution sociale plus juste et moins coûteux : pour des transferts monétaires directs.
Le modèle actuel des subventions directes et indirectes est injuste, inefficace et non soutenable financièrement. De plus en plus de pays de la région et dans le monde mettent fin aux subventions universelles de produits alimentaires et énergétiques en compensant les plus démunis. Pourquoi l’Algérie en serait-elle incapable ? Cela peut s’opérer dans le court terme et graduellement via les mécanismes des allocations familiales et des bourses en tout genre, en mettant en parallèle un système de ciblage qui soit juste et crédible.
Pourquoi ne pas lancer le premier Diaspora Bond algérien en Euros ?
Et si l’augmentation des recettes et la réduction des dépenses ne suffisait pas à combler nos déficits, il nous faudra alors revenir prudemment à l’endettement soutenable, même externe s’il le faut. Ceci pour ne pas sacrifier la croissance et l’investissement public productif. L’appel à des sources de financements originales via des obligations d’Etat en Euro ou autres devises, ouvertes à la diaspora algérienne, serait une bonne façon de soulager les comptes publics et d’impliquer les algériens du monde dans le développement économique et social de leur pays. Si l’Etat doit un jour s’endetter à l’international, il pourrait en effet le faire d’abord auprès des citoyens de la diaspora, comme d’autres pays l’ont fait avant nous, notamment le Liban.
Mais le problème de fond est celui de la croissance, du modèle économique et de sa gouvernance—pas celui du financement de nos déficits
Nous ferions une grave erreur de traiter cette crise comme conjoncturelle, une période passagère de faible revenus pétroliers où il nous faudrait tenir quelques années en trouvant des solutions financières à des déficits conjoncturels. L’urgence des réformes est exactement le même que quand le pétrole était à 120 dollars. Mis à part la constitution d’un fonds souverain pour épargner des surplus qui n’existent plus, toutes les recommandations que nous avons faites depuis 2011 restent entièrement d’actualité. A part le fait que notre vulnérabilité est maintenant mise à nue, rien n’a changé dans le menu de réformes fondamentales à mener d’urgence.
Un choc de modernisation du climat des affaires est vital
Il faut opérer, au plus vite, les simplifications administratives nécessaires à l’investissement—nous sommes tant à la traîne dans ce domaine, c’est inacceptable. Mettons en œuvre, d’urgence, la dématérialisation réelle des procédures administratives qui s’y prêtent. En douze mois cela pourrait être fait pour les procédures les plus lourdes. Simplifions au possible, NABNI et tant d’autres ont fait des dizaines de propositions dans ce domaine. Il ne reste que la volonté politique et le suivi pour les mettre en œuvre—celles-ci ont tant failli jusque-là.
Modernisons une fois pour toutes notre système de paiement et réduisons le quasi-monopole des banques publiques dans le financement de l’économie—laissons entrer de nouveaux acteurs bancaires et laissons croître les banques privées existantes. C’est cela mettre fin à la rente. Il faut impérativement lever les verrous à l’éclosion de PME dynamiques et créatrices d’emplois qui permettront de diversifier notre économie.
Concurrence, rentes et monopoles : débloquer l’économie
L’Algérie ne peut plus se permettre de conserver un système économique basé sur les rentes et les monopoles de toutes sortes. Il est temps d’ouvrir certains secteurs à la concurrence et lever les barrières formelles et informelles à l’entrée de nouveaux investisseurs dans les marchés—le foncier, le financement, les infrastructures, les TIC, l’aérien, les services : tant de secteurs bénéficieraient de plus de concurrence et de dynamisme.
Comme cela a été le cas dans d’autres pays émergents à forte croissance : ce sont les nouvelles entreprises qui créeront les emplois de demain. Les entreprises qui feront le gros de la diversification n’existent probablement pas encore. Ce sont tous ces entrepreneurs absents aujourd’hui, en attente d’un meilleur environnement pour investir qui feront la croissance de demain. Soyons clairs, la diversification ne sera pas vraiment portée par d’anciennes entreprises (publiques ou privées) longtemps protégées de la concurrence. Seules des entreprises dynamiques et concurrentielles le feront, notamment de nouvelles entreprises ou celles qui ont déjà fait leur mue vers l’ouverture, et il y en a.
Il est urgent de développer une vraie ambition industrielle d’exportation et d’attirer l’investissement étranger pour la soutenir
On nous annonce la relance de l’industrie et le lancement de la politique industrielle depuis des années. Mis à part des effets d’annonce et quelques accords significatifs conclus, rien d’ambitieux et de structurant n’a été réellement engagé. Il est temps de s’y mettre enfin.
Afin de générer un fort influx d’investissement productif, de créer des emplois et de générer du savoir-faire localement, il est impérieux de promouvoir la destination Algérie auprès des investisseurs étrangers, de nettoyer et moderniser notre code des investissements et de mettre en œuvre une politique industrielle ambitieuse qui pourraient faire naitre d’importants pôles ou clusters productifs sur tout le territoire, notamment orientés vers l’exportation.
Seule la compétitivité industrielle permettra d’assainir notre commerce extérieur de manière soutenable. Dans le court-terme, la dépréciation du dinar est le seul outil effectif de gestion du déficit commercial. Un dinar maintenu fort constituerait une subvention indue aux importations. La gestion du taux de change est bien plus efficace que les quotas ou licences d’importation dont la mise œuvre s’est révélée laborieuse. En effet, la dépréciation s’applique à tous en toute transparence et sans arbitraire. Les taxes sur des produits jugés non essentiels seraient également un bon outil pour freiner les importations de façon lisible et transparente.
Mais notre déficit commercial est structurel et lié à la faible compétitivité de notre production nationale. Dans le moyen-terme, dévaluation, licences, tarifs douaniers et autres instruments plus ou moins efficaces pour réduire les importations n’y pourront rien : il nous faut apprendre à exporter des biens et services compétitifs. Et cela, seules des entreprises évoluant dans un cadre beaucoup plus favorable qu’aujourd’hui peuvent le faire.
L’arsenal réglementaire, institutionnel et d’infrastructures orienté vers la promotion des exportations doit être revu dans son ensemble. L’environnement de facilitation des exportations n’a pas évolué depuis quinze ans. Son échec est patent.
Au-delà du contenu des réformes, renforcer la capacité de leur mise en œuvre est capital
Afin de rendre possible la mise en œuvre des réformes tant attendues, il nous faut penser autrement leur mise en œuvre. Sans organiser la mise en œuvre des réformes, sans renforcer la capacité de l’Etat pour s’y atteler, sans volonté de faire autrement, la nouvelle ambition affichée aujourd’hui par les autorités, nous le craignons, échouera.
L’heure n’est plus aux schémas administratifs anciens. Innovons. Comme préconisé dans le Plan d’Urgence ABDA, nous recommandons de :
1- Mettre en place une Delivery Unit au niveau de la Présidence ou du Premier Ministre, dotée de ressources importantes, tant humaines que financières, et disposant d’une autorité politique suffisante, pour piloter la mise en œuvre des réformes clés. Cela constituerait un véritable signal de volonté de réforme.
2- Préparer l’avenir en améliorant la formation de nos élites administratives en i)créant une école de formation de haut niveau en matière de conception et de mise en œuvre des politiques publiques et ii) attirant les talents algériens de tous bords et de tous profils afin qu’ils contribuent au renouveau de l’administration publique et insufflent de nouvelles pratiques aptes à transformer l’action publique.
Instituer la transparence comme socle de l’efficacité de l’action de l’Etat et de sa redevabilité, notamment par l’évaluation indépendante de ses politiques.
L’échec manifeste des tentatives antérieures de réforme et de diversification économique nous commande en effet de faire autrement, et d’adopter un changement de cap audacieux dans la gouvernance économique. Sans réformer profondément la gouvernance publique, les mêmes maux, sources des échecs passés, se reproduiront. Nous proposons, en reprenant mot pour mot notre contribution à la Tripartite de 2013 :
- La transparence totale et la publication des subventions accordées à toutes les entreprises (publiques et privées), investisseurs et acteurs économiques.
- La transparence sur les contrats de performance des entreprises, banques et organismes publics, qui seront publiés, tout comme les évaluations annuelles de ces performances.
- La transparence totale sur la commande publique. Que ce soit concernant le processus d’attribution, la publication centralisée des appels d’offres et des décisions d’attribution.
- La publication des moyens engagés et objectifs fixés dans toutes les actions de soutien économique de l’Etat, et la transparence dans l’évaluation annuelle des actions engagées.
- Dans l’attente de la mise en place d’une Autorité indépendante d’évaluation des politiques publiques que Nabni appelle de ses vœux, la contractualisation à des organismes indépendants, privés, ou relevant de la société civile ou de centres de recherches, de projets d’évaluation d’impact de toutes les nouvelles interventions dans le domaine économique, avec transparence totale sur les résultats et données collectées.
- L’adoption d’une nouvelle loi qui réglemente l’accès à l’information publique, et qui permette notamment aux citoyens d’accéder aux statistiques et autres données brutes de l’administration, ainsi qu’aux institutions agréées, de mener, sans autorisation préalable, des enquêtes de terrain et des travaux de collecte de données.
- La transparence et la publication des états financiers de tous les organismes publics et parapublics (inclus les banques, les EPE, les EPIC et autres institutions paraétatiques).
- La transparence de la part du secteur privé également. Ce dernier a sa part de responsabilité dans cette exigence de transparence : transparence sur les comptes des entreprises, et sanctions réellement dissuasives ; transparence sur les subventions et les aides qu’elles reçoivent de l’Etat ; transparence sur leurs transactions avec l’Etat ; et adoption du Code Algérien de Gouvernance d’Entreprise. Les organisations patronales qui sont représentées aujourd’hui sont en première ligne pour tracer ce chemin.
- L’accès public à tous les projets de textes de lois et réglementations relevant de la sphère économique, pour consultation publique, avant leur adoption ou soumission à l’APN s’agissant des lois. Que tous les projets de textes économiques soient publiés sur un portail dédié pendant un mois, pour consultation et discussion publique.
Ces mesures de transparence sont réalisables immédiatement. Il en va de la réussite des interventions de l’Etat. La transparence génère en effet les garde-fous qui permettent d’alerter les acteurs et de changer de cap quand l’Etat fait fausse route. Elle donne aussi de la crédibilité à l’action de l’Etat. Crédibilité dont notre Etat a grandement besoin dans le contexte actuel fait de scandales en tous genres. La transparence reste la meilleure arme contre la corruption.
La transparence et l’évaluation indépendante au cœur du nouveau modèle économique : voilà ce à quoi nous aspirons pour le voir réussir.
Nous nous réjouissons que le Gouvernement s’apprête à présenter un « nouveau modèle économique ». Nous ne doutons pas de la volonté et de l’ambition de réussite qui le sous-tendent. Notre souhait est que cette annonce soit l’entame d’un vrai dialogue ouvert sur son contenu, afin que toutes les parties se l’approprient. Que le gouvernement ouvre le dialogue et la concertation à l’expertise nationale pour l’enrichir et en faire l’objet d’un consensus élargi. Autre souhait pour que cette impulsion de changement économique réussisse : que sa mise en œuvre soit suivie et évaluée de manière indépendante et transparente.
Ce que nous proposons pour changer de voie : une nouvelle manière de mettre en œuvre les politiques publiques et un plan d’urgence mobilisateur.
Car NABNI rejette tout défaitisme et nous sommes convaincus que, si ces ambitions et ces changements se concrétisent, l’Algérie dispose de tous les atouts pour émerger comme un acteur important des BRICS au plus tard à l’horizon 2025. Voilà ce que nous devrions collectivement viser aujourd’hui !
Comme nous l’écrivions déjà en 2013, nous espérons cette fois encore que cette rencontre sera le point de départ d’une nouvelle ère économique. Qu’elle sera différente des précédentes tripartites et que celle-ci ne se résumera pas à une liste de mesures dont nous connaitrons que trop rarement l’efficacité, faute d’évaluations transparentes et indépendantes. Qu’elle aboutisse à des engagements forts et concrets pour porter un projet économique national. Et qu’elle fasse l’objet d’un suivi institutionnalisé de sa mise en œuvre et de son évaluation.
Le temps est à la mobilisation de toutes les parties. Plus que jamais les politiques publiques doivent être guidées par l’intérêt général, et se prémunir d’intérêts privés ou catégoriels. Le temps est au courage politique pour mettre en œuvre des transformations trop longtemps retardées. L’indécision et l’immobilisme pour ne mécontenter personne ne sont plus de mise—nous en serions tous comptables de ne rien faire pour éviter une crise sociale douloureuse.
Contribution du collectif NABNI à la rencontre « Tripartite » du 5 juin 2016