Ce qui est loin de caractériser notre société avec ses fortes propensions à consommer et à importer. Il ne suffira donc pas de dépenser pour diversifier les activités et accroître le revenu, nous en avons déjà fait l’expérience. Notre société a besoin de revoir sa pente, ses habitudes et ses croyances pour que son économie puisse obéir aux mécanismes voulus. Il ne suffirait pas que son État puisse être doté d’une « bonne politique » économique.
Le Fonds Monétaire International pense que l’on va trop vite dans la réduction de nos dépenses. Il faut entendre par là les dépenses d’importations. D’un point de vue global cela n’est pas faux. Si tout le monde réduit ses dépenses et particulièrement les gros importateurs, cela aggraverait la crise mondiale de surproduction et en retour impacterait nos recettes d’exportation. Cercle vicieux : dans la balance mondiale moins d’importations implique moins d’exportations. Et pour ne pas tomber dedans, il ne faut pas être moutonnier.
Réduire les dépenses quand les autres les augmentent l’inverse n’étant pas toujours vrai. Les exemples de l’Allemagne et de la Chine sont là pour nous le rappeler. Au FMI donc d’administrer ses conseils et aux conseillés d’en tirer les conséquences. Car, s’il faut apprendre à raisonner global, il ne faut pas oublier le point de vue local. Et dans notre cas, la cohérence locale paraît très particulière. Le Fonds monétaire international préfère que nous importions pour soutenir notre appareil productif et l’économie mondiale, en nous endettant si nécessaire et en vendant des actifs publics. Encore faut-il ne pas être coincé sur ces deux sujets et faut-il pouvoir parier sur un certain avenir, une économie mondiale qui ne soit pas un jeu à somme nulle où celui qui importe gagne (rembourse ses dettes) comme celui qui exporte (sans accumuler alors d’excédents).
Mais voilà, nous doutons que cela puisse être valable pour notre société sur sa pente actuelle. De pouvoir emprunter, elle abuserait, un peu comme les Grecs avant nous. On dira donc que le conseil conviendrait à une société dont l’économie fonctionnerait normalement, serait une belle machine, à l’image que lui prête et attend d’elle l’orthodoxie économique. Une société avec une autre pente, d’autres propensions à consommer, à épargner et à importer autrement adéquates et certaines conditions extérieures.
Ce qui est loin de caractériser notre société avec ses fortes propensions à consommer et à importer. Il ne suffira donc pas de dépenser pour diversifier les activités et accroître le revenu, nous en avons déjà fait l’expérience. Notre société a besoin de revoir sa pente, ses habitudes et ses croyances pour que son économie puisse obéir aux mécanismes voulus. Il ne suffirait pas que son État puisse être doté d’une « bonne politique » économique.
Tout se passe comme si notre société était une association d’individus, une société de frères, où chacun se contesterait le droit de disposer de l’autre, de ses biens et de ses agissements. Et cela non pas de façon arbitraire, mais même régulière. Chacun agirait à sa guise pourvu qu’il ait son propre champ, ne porte pas atteinte à l’intégrité de ses frères et de leurs intérêts. Libre d’agir dans le respect de la liberté d’autrui, très convenable à priori, mais qui ne saurait suffire pour faire une société régulière.
Tout se passe comme si nous étions passés du village ou du douar à la ville sans translation d’ordre. Nous n’avons pas su faire de l’ancien du nouveau. Nous avons quitté nos villages/douars pour des villes qui ne nous ressemblent pas, dans lesquelles nous nous sommes dispersés. On aurait à faire ainsi avec une association où le capital de chacun ne peut être dissocié et dont personne ne disposerait de l’ensemble (pas de droit d’aînesse). Non pas une coopérative, mais une société indivise. Une société qui ne peut pas fonctionner sans le droit et qui pourtant s’en passe.
Une société dirigeante à l’image d’une telle société en dispersion ne pense ni ne cherche à ce que son règlement soit celui de la société dans son ensemble. En période d’abondance le champ de chacun s’élargit, il autorise la dispersion et les partages non conflictuels. En temps de raréfaction des ressources, le champ d’activité de chacun se resserre, empiète sur celui du voisin. La promiscuité guette et exige de l’ordre pour maintenir la vie et certains qui n’étaient pas prêts de s’y soumettre ne peuvent qu’être éjectés. La raréfaction des ressources va-t-elle discipliner leur usage ou faire passer à leur dispersion un nouveau seuil ? Il n’est pas sûr que la société dans son ensemble et celle qui la dirige consentent à édifier une société régulière. Sur les ruines de la société coloniale, elles ne s’y sont pas astreintes, elles n’en avaient pas le besoin. S’y obligeront-elles sur les ruines du système postcolonial qui en a hérité, alors que le besoin presse ? Le changement dans la nature des ressources fiscales pourrait-il y contraindre ? La réponse peut être positive : nos sociétés ont survécu à bien des colonisations, elles se sont adaptées et ont survécu. Il reste que malmenées depuis longtemps, on pourrait s’inquiéter, qu’elles puissent être empêchées de s’adapter, si la politique de rationalisation ne se faisait pas une politique d’accompagnement de la société dans son adaptation.
Le gouvernement ne veut pas parler d’austérité, il veut que l’on parle de rationalisation des dépenses. Des dépenses publiques et privées. Il veut distinguer dans les dépenses publiques celles qui rapportent toujours de celles qui ne rapportent plus, celles que l’on peut isoler de celles que l’on ne peut pas. Il veut que l’on minimise les coûts et que l’on stabilise les recettes.
Parler d’austérité reviendrait au même sauf qu’à la différence de la rationalisation des dépenses on manquerait de perspective, on resterait dans l’abstraction. Alors qu’avec les dépenses, nous sommes au plus près des choses. De plus, parler d’austérité serait comprendre les dépenses privées, s’exposer au risque de développer dans la société de nouvelles conduites aggravant la crise. Car s’il s’agit de réduire les dépenses publiques il ne faudrait surtout pas que les dépenses privées suivent. Au contraire. Aussi continuera-t-on à donner des occasions de dépenser, d’importer des véhicules ou à le faire croire.
Mais laisser les conduites privées en dehors de l’affaire n’est pas non plus une solution, car ce serait fermer les yeux sur les causes de la crise. Ou faire semblant, donc ne pas traiter franchement. De séparer l’économie de la société, de faire de l’économie une affaire de spécialistes, on rate les racines de la crise. Il est faux de croire que dans notre cas, les incitations et taxations des économistes suffiront pour produire le bon comportement des agents. Car il ne s’agit pas seulement de serrer la serrure pour laisser passer des circonstances malheureuses (la baisse du prix du pétrole pour l’État et ce qui deviendrait grave, la hausse des autres prix pour les consommateurs), mais de revoir des comptes, des attitudes et des croyances, de manière concrète. Sans une certaine foi dans l’avenir, un certain investissement social, une certaine discipline, point d’efforts, point de rectitude et de succès.
Car avec la rationalisation des dépenses, il s’agit fondamentalement de rationaliser les conduites alors que l’on affecte l’existant et ses possibles développements. Car stabiliser des revenus (en moyenne) peut revenir à en stimuler de nouveaux (croissants) en substitution à d’anciens (décroissants). Rationaliser des conduites signifie aussi non pas devenir rationnel, mais changer de rationalité, de logique. Car nous n’étions pas irrationnels ni le gouvernement ne l’était qui dépensait une bonne moitié de ses ressources hors la loi de finances. Il avait ses raisons et nous avions les nôtres. Nous étions dans une logique, dans un ensemble d’enchaînements. Il nous faut entrer dans de tous autres qui puissent nous sortir de la dépendance extérieure que certains peuvent exploiter, parfois en désespoir de cause, pour construire leur fortune privée.
Rationaliser c’est enfin être raisonnable, un appel non pas à la Raison abstraite des spécialistes, mais aux raisons concrètes de distinction du plus et du moins (in)juste. N’est-ce pas la meilleure manière de différencier les positions, de mettre la majorité dans son camp, sans faire tort à une minorité ? Poursuivre la recherche du moins mauvais est plus sûr, car bien plus concret, plus vérifiable, que la recherche d’un idéal ou l’application d’une règle abstraite, parce qu’il nous fait moins décoller du réel, des pauvres et des orphelins, pourvu que l’attachement à un tel principe puisse être constant. Il resterait à savoir, si nous sommes prêts à changer de raisons avec la raréfaction des ressources : allons-nous faire une autre société en suivant des raisons, des façons honnêtes et vérifiables de faire ? Allons-nous adopter ces choses qui accroissent notre confiance mutuelle et notre implication sociale ? Allons-nous permettre à la société de se réapproprier ses espaces pour libérer sa dynamique ou continuerons-nous à lui imposer le carcan colonial ? Car il s’agit bien de cela, faire une autre société, mais cette fois tous ensemble, pas à pas, de sorte à établir des comptes et rapports convenables, équilibrés et solides. Car il s’agit bien de venir à bout de ces asymétries multiples dont l’instabilité de certaines d’entre elles va jusqu’à menacer nos existences ou consacrer notre indignité.
Il nous faut croire à une rationalisation des dépenses qui déploie clairement aux yeux de chacun ses raisons. Car une telle politique implique nécessairement toute la société. Reste à savoir si le gouvernement persistera dans un comportement paternaliste ou s’il permettra à l’ensemble de la société de prendre part à cette redistribution des cartes entre le public et le privé. Il acceptera ainsi de porter la dispute autour des ressources dans l’espace public, ce qui lui donnera la possibilité de se soustraire à la pression des lobbys et de soumettre ceux-ci à la pression sociale. Il devrait alors y avoir une certaine « débandade », mais au profit d’une nouvelle structuration pacifique et ordonnée. Qui pourra l’inspirer ? L’exemple est à rechercher du côté de la multitude des producteurs qui à leurs liens et leurs biens sont toute attention. Et du politique qui peut émerger du mouvement de cette multitude et accompagner sa montée en puissance. Oui rationaliser aujourd’hui c’est cheminer sur les pas de ces nombreuses fourmis et contribuer à la formation et à la montée en puissance de leur contingent.
Comme ces fourmis, il faut s’adapter à ce terrain mouvant qu’est le monde incertain d’aujourd’hui, s’en rendre maître autant que cela est possible, en fixer les lignes de force et de fuite, pour pouvoir prospecter puis s’y engager de manière plus audacieuse. Il faut avoir de bonnes prises sur le monde, avoir fait la part des bonnes et des mauvaises, pour vouloir et pouvoir en établir de nouvelles, élargir le domaine de ses interdépendances en renforçant celles qui peuvent les porter plus loin.
Pour réduire les dépenses, minimiser les coûts et stabiliser les recettes, le gouvernement doit différencier les positions de sorte que la compression des besoins n’aboutisse pas à des explosions ou implosions, mais à de nouvelles mises en ordre de ceux-ci, une réorientation des énergies et à l’intériorisation progressive de nouvelles rationalités. Comment y parvenir sans que la logique de différenciation de la société ne s’arcboute sur quelque impasse ? Tant que la société n’entreverra pas d’issue à la crise, elle s’efforcera de s’adapter en suivant ou résistant à la politique de différenciation des positions que mettra en œuvre la politique d’accompagnement du gouvernement. Car développer une autre politique qui ne soit pas d’accompagnement de l’adaptation de la société à une politique de rationalisation, avant que ne soit apparue une issue à la crise, ne peut conduire qu’à un blocage de la restructuration des demandes et des offres sociales, et à établir le politique en porte-à-faux de la société. Car si une issue tarde à apparaître, la politique de réduction des dépenses n’aura réussi qu’à comprimer les anciennes dispositions de la société qui finiront par se détendre ou se rompre d’une manière ou d’une autre.
Qu’elles puissent se détendre dans de nouvelles voies, avec de nouvelles dispositions, voilà ce qui doit être recherché même à l’aveugle, en tâtonnant. Point besoin d’experts pour ce faire ou plutôt un besoin du genre de ceux qui sont outillés pour prêter une attention particulière aux bons acteurs, à leur savoir-être et savoir-faire, capables de servir de modèle au reste de la société dans la quête d’une issue à la paupérisation sociale. La recherche d’une telle issue doit être sociale, voilà un sens véritable de la démocratie et non un simple faire valoir de la fonction politique. Il faut le répéter, la société doit être partie prenante de son mouvement d’adaptation pour qu’elle puisse rendre à la politique son efficacité.
La société pourra se projeter dans un modèle de société dès lors que les nouvelles dispositions et tendances sociales seront suffisamment claires pour le porter durablement. Il ne s’agit plus de projeter à partir d’un esprit bien-pensant, de principes abstraits, mais de projeter à partir de tendances réelles. Il ne s’agit pas de cultiver la démocratie pour la démocratie, pour s’épargner le devoir d’accomplir de telles explorations et projections, mais de comprendre qu’il s’agit du moins mauvais système pour accorder volonté politique et volonté sociale.
Cultiver la démocratie pour la démocratie se révèlera un facteur de blocage si cela dispense le politique de négocier avec le mouvement réel de la société et du monde, si cela lui fait oublier ce qu’une telle culture doit réaliser. Si l’on continue à ne prendre en compte la société que de manière théorique, il est évident que le politique ne pourra pas émerger du mouvement de la société et qu’il ne pourra pas accompagner son mouvement d’adaptation et d’autocorrection. Le politique se trouvera dès lors exposé à la seule influence des grands lobbys et en porte-à-faux de la société. Il n’est pas question non plus aujourd’hui de s’identifier à un maître de la tradition pour réaliser l’unité des volontés sociales et politiques, ou peut-être cette prétention ne recouvre-t-elle que notre difficulté à trouver à ces volontés un nouveau rapport, ou peut-être encore ne masque-t-elle que le mode silencieux ou clandestin de leur arrangement. C’est de maîtres qui accompagnent la transformation des volontés sociales en volonté politique que nous avons besoin.