Reportage réalisé pour le média tunisien www.nawaat.org par : Najla Ben Saleh, images de Seif Koussani et traduction de Nada Ghosn
En juillet dernier, les expulsions massives de migrants d’Afrique subsaharienne ont poussé plus de 6 000 personnes, selon les rapports des organisations de défense des droits humains, à se réfugier dans les oliveraies proches de la ville. Ils y trouvent des opportunités de travail saisonnier dans la récolte des olives, mais surtout de plus grandes chances de départ vers l’Italie.
À l’entrée des villes de Jebiniana et d’El-Amra dans le gouvernorat de Sfax, il n’y a aucune trace de migrants subsahariens. Le militant des droits humains, Wahid Al-Dahech, explique à Nawaat que l’interdiction faite aux habitants d’héberger ou de louer des maisons aux migrants a poussé ces derniers à s’installer dans les champs d’oliviers. Des campagnes d’arrestation ont par ailleurs ciblé un nombre indéterminé de migrants ayant outrepassé les limites de ces champs. Les migrants clandestins se répartissent en groupes d’une centaine de personnes tout au plus, au sein des vastes champs d’oliviers qui ressemblent à des centres de détention illégaux. Aucun d’entre eux ne sait à quel moment son tour viendra de monter dans une embarcation pour l’Italie ou dans un autobus vers Tébessa en Algérie, ou bien vers la frontière libyenne.
Près du commissariat de la ville d’El-Amra, stationne un bus appartenant à la société de transport du gouvernorat du Kef. Wahid Al-Dahech raconte à Nawaat que des bus de ce type font souvent halte ici pour embarquer les migrants après leur arrestation. Ces derniers sont ensuite déportés vers la frontière. Les pancartes des bus révèlent leur destination. Lorsque les bus appartiennent aux sociétés de transport régionales d’une ville du nord-ouest, la destination sera la frontière algérienne. Les bus des villes du sud-est indiquent quant à eux la frontière libyenne.
Crainte et risque d’approcher la ville
Nous avons emprunté un chemin agricole dans un champ d’oliviers en périphérie de la ville d’El-Amra, pour parvenir à ce rassemblement, de près d’une centaine de migrants clandestins d’âges divers. Cette incursion d’étrangers a d’abord semblé inquiétante aux migrants, qui ont ensuite compris qu’il ne s’agissait pas des autorités. Des jeunes hommes, de nationalités différentes, sont rassemblés autour d’un feu, pour cuisiner et raconter leurs histoires. La plupart se résument à des agressions policières et à l’arrestation de leurs proches, sans qu’ils ne sachent où ils ont été emmenés. Issouf, un migrant guinéen, revient sur ce qui lui est arrivé : « Je suis rentré en Tunisie il y a deux mois via la frontière libyenne. Je suis allé à Sfax travailler dans la récolte des olives afin de collecter assez d’argent pour rejoindre l’Europe par la mer. Durant tout mon séjour ici, j’ai été terrorisé par les gardes nationaux. Ils sont venus dans le champ, ont brûlé nos affaires et ont arrêté plusieurs d’entre nous ».
Issouf affirme que la police tunisienne a arrêté des migrants qui n’ont aucune idée de ce qu’ils vont devenir. Haroun, un migrant clandestin du Burkina Faso, l’interrompt en disant que la police a arrêté son ami lors d’une descente dans le champ d’oliviers et, selon ce qui lui a été rapporté, celui-ci a été conduit en Libye où il a été emprisonné. « Il faisait partie d’un grand groupe de migrants déportés par la police tunisienne à la frontière », dénonce-t-il. Et Hassan, un migrant guinéen, d’intervenir : « Six personnes qui se trouvaient avec nous ont été arrêtées, et jusqu’à présent nous ignorons où elles se trouvent. Un de mes camarades a été blessé, mais il a malgré tout été conduit vers une destination inconnue ».
La police tunisienne n’émet aucun rapport judiciaire lors de l’arrestation de migrants clandestins dans les champs d’oliviers d’El-Amra et des villages voisins. Selon plusieurs témoignages de migrants, les agents confisquent les téléphones portables et n’informent pas les familles ni les amis de la destination vers laquelle ils sont conduits. Aïcha, une migrante clandestine arrivée en Tunisie avec son mari et leur fils, raconte comment la police tunisienne a arrêté son mari le 30 janvier dernier : « Une escouade de gardes tunisiens est arrivée dans le champ et a tout pris, jusqu’aux bouteilles d’eau et aux denrées alimentaires. Ils ont arrêté certains migrants, dont mon mari. Ils ont saisi tous les téléphones portables, mais mon mari a réussi à cacher le sien. J’ai reçu un SMS de sa part m’informant qu’ils ont été abandonnés, sans eau ni nourriture, et qu’il ne savait rien de l’endroit où il avait été laissé, si ce n’est qu’il s’agissait d’un haut plateau ». Aïcha a perdu tout espoir de retrouver son mari lorsque leur communication a été coupée. Elle se rassure en se disant qu’il s’agit d’un problème de batterie de téléphone, s’efforçant d’exclure les scénarios catastrophe, comme tomber entre les mains de trafiquants de migrants. Cette histoire se répète chez les migrants. Ils affirment que des combattants libyens ont fait chanter les familles de leurs amis transférés depuis Sfax vers la frontière libyenne, et exigé une rançon en échange de leur libération et l’arrêt de mauvais traitements.
L’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) affirme dans son rapport intitulé « Les routes de la torture : une carte des violations contre les migrants en Tunisie, juillet-octobre 2023 » que 1 900 clandestins ont été transférés de force en seulement un mois. Pour cela, l’organisation s’est appuyée sur des témoignages, ainsi que sur des faits de violence rapportés au cours de plus de 30 entretiens avec des représentants d’associations et des militants dans toute la Tunisie. Une vingtaine de témoignages directs de victimes de violences ont été recueillis par d’autres organisations internationales. Selon l’OMCT, « les conditions de vie inhumaines auxquelles sont exposés les migrants, les réfugiés et les demandeurs d’asile depuis l’été dernier dans le désert et dans leurs zones de rassemblement sur la côte tunisienne (El-Amra et Beliana), peuvent être considérées comme de la torture et comme une violation du droit international ». L’étude confirme ainsi que, depuis septembre 2023, des déportations et des expulsions vers l’Algérie et la Libye ont lieu régulièrement, dans un climat de déni d’accès à la justice et de non-respect des garanties procédurales.
Le périple de Fatima, enseignante d’anglais camerounaise, accompagnée de ses filles jumelles, a duré trois mois. Elles ont traversé le Tchad, la Libye, puis l’Algérie, avant d’arriver en Tunisie où elles ont passé trois semaines à marcher. Fatima a quitté son pays car elle craignait pour sa vie et celle de ses deux filles, à la suite des troubles entre les parties francophone et anglophone du pays. Elle a payé 1 200 euros à des passeurs pour pouvoir franchir la frontière algérienne en direction de Kasserine. Dans son témoignage à Nawaat, elle évoque : « Lorsque nous sommes entrées dans la ville de Kasserine, des jeunes hommes nous ont barré la route et nous ont demandé de leur remettre notre argent, ainsi que nos téléphones portables. Je me souviens qu’un migrant a refusé. Ils ont attrapé sa main et l’ont frappée jusqu’à ce qu’elle se casse. Nous n’avions pas le droit de nous plaindre. Nous avons cependant reçu de l’aide de la part de femmes sur place, qui ont bandé la main du blessé pour qu’il puisse poursuivre sa route. Nous nous dirigions vers les champs d’oliviers de Sfax, et il fallait pour cela marcher de Kasserine à El-Amra. Nous n’avons pas eu d’autre choix car les taxis refusaient de nous emmener ».
Dans un des champs d’oliviers d’El-Amra, une centaine de migrants clandestins de différentes nationalités sont rassemblés. Comme une grande famille, ils se répartissent les tâches pour organiser leur vie dans les meilleures conditions possibles. Le flanc ouest du champ sert de cuisine ouverte. Ils y ont allumé un feu de bois, recouvert d’une grande marmite autour de laquelle se rassemble un groupe de jeunes hommes. Non loin de là, deux migrants séjournaient près d’un tas d’ordures avec lesquelles ils avaient fabriqué leur tente deux jours auparavant. Parlant de ces deux hommes, Fatima raconte toutefois : « En rentrant du travail dans la récolte des olives, nous avons allumé un feu pour cuisiner. Des véhicules de police nous ont soudain attaqués. Les agents ont démonté quelques tentes, dont celle des deux jeunes hommes qu’ils ont ensuite incendiée ».
« L’une des tentes abritait un bébé. Lorsque la police est arrivée, nous avons été pris de panique et avons couru, poursuit Fatima. La mère du bébé était avec nous. Tout s’est passé si vite… Nous nous sommes rendu compte seulement après que son bébé avait péri dans l’incendie déclenché par la police ».
Ce jour-là, la mère a beaucoup pleuré et les femmes du village qui récoltaient les olives dans le champ voisin sont venues pleurer avec elle. Les femmes ont ensuite porté l’enfant pour l’enterrer au cimetière de Sidi Makhlouf, à quelques kilomètres d’ici. Elles ont dit à sa mère, dont il nous a été rapporté qu’elle avait été arrêtée : « Votre fille demeure désormais dans un endroit meilleur que les champs d’oliviers, auprès de Dieu ».
Nawaat a tenté de retrouver la tombe de ce bébé. Le responsable du cimetière de Sidi Makhlouf a déclaré qu’aucune migrante n’y avait été enterrée et un employé du cimetière a également affirmé qu’il n’avait vu personne enterrer de bébé, à moins que cela ait eu lieu pendant la nuit.
La police tunisienne impose un périmètre de terreur autour des champs d’oliviers abritant des migrants clandestins venus d’Afrique subsaharienne. Ceux-ci ont l’interdiction de quitter le champ, la police traquant les moindre outrepassements. Les migrants se retrouvent obligés d’envoyer les enfants en ville pour acheter de la nourriture et de l’eau. La route adjacente au champ d’El-Amra est ainsi devenue comparable au Triangle des Bermudes, engloutissant tous ceux qui l’empruntent pour se rendre en ville
La police tunisienne semble encercler Jebiniana et El-Amra afin de contrôler les migrants, exposés ainsi à des arrestations arbitraires, en vue de leur transfert vers les zones frontalières. L’Organisation mondiale contre la torture précise que « les autorités ont demandé à toutes les organisations humanitaires, y compris l’équipe du Croissant-Rouge tunisien, d’arrêter leur aide dans ces zones (Jebiniana, El-Amra et Beliana). Plusieurs sources ont confirmé un important renforcement du dispositif sécuritaire sur place, par des forces de sécurité venant d’autres villes tunisiennes ».
De la confiscation des téléphones et de l’argent à la crainte de destruction des papiers
Au rond-point d’Al-Hamaiziya, situé à quelques kilomètres d’El-Amra, la situation des migrants clandestins n’est pas bien meilleure. En novembre dernier, des affrontements ont eu lieu entre la police tunisienne et des migrants. Ces derniers avaient mis le feu à une voiture de police, en réponse à l’incendie d’une de leurs embarcations destinées à leur permettre de traverser la Méditerranée.
Le long de la route menant à Al-Hamaiziya, des enfants de migrants brandissent des bouteilles vides en direction des voitures. C’est leur façon de demander de l’eau, après que le centre-ville les ait exposés au risque d’être arrêté par la police. À l’entrée du chemin agricole menant vers le champ d’oliviers où séjournent les migrants dans cette zone, se trouvent des traces de feu. Elles résultent probablement de l’incendie d’une voiture de police par les migrants. Non loin de là, des voitures de police tout-terrain sont apparues. Youbis, un migrant ivoirien, explique à Nawaat que ces véhicules se sont approchés d’eux, et ont fait voler un drone au-dessus du champ avant de partir. « La garde nationale lance des raids quotidiens sur le champ et arrête arbitrairement plusieurs d’entre nous, dénonce-t-il. Je suis entré en Tunisie il y a environ un an et ai essayé de traverser la frontière à plusieurs reprises, en vain. Notre situation s’est aggravée : nous ne pouvons plus louer de maisons, alors nous nous retrouvons coincés dans les champs d’oliviers. Il y a peu de temps, trois de mes camarades ont été arrêtés à Sfax alors qu’ils retiraient de l’argent envoyé par leurs familles. La violence est devenue plus systématique. Un de mes camarades a été battu par la police. Les agents sont descendus d’un véhicule 4×4, ont pris tout son argent, puis l’ont frappé avec leurs matraques ». Les migrants ne craignent pas tant d’être battus ou de voir leurs affaires confisquées que d’être expulsés vers la frontière libyenne, où ils seront vendus par des passeurs ou des milices armées. Le rapport de l’Organisation mondiale contre la torture fait également mention de témoignages et d’entretiens vidéo avec des personnes expulsées de Tunisie, recueillis dans les centres de détention libyens de Nalout, Al-Nasr, Abou Salim, Bir Al-Ghanam et Zouwara. Citant ces témoignages, le rapport de l’OMCT évoque l’hypothèse selon laquelle les autorités tunisiennes auraient coopéré avec des réseaux de passeurs afin de procéder à des expulsions depuis septembre (page 46).
Toutes les personnes interrogées par Nawat dans l’un des champs d’oliviers d’Al-Hamaiziya racontent le même scénario concernant les descentes de police, toujours arbitraires et violentes, se terminant par des blessures dues aux coups de matraque et par la saisie de leur argent et de leurs téléphones. Youssef, un migrant ivoirien, raconte que la police a confisqué son téléphone à la mi-janvier après avoir effectué une descente dans le champ à coups de gaz lacrymogènes. Bombaki se demande à son tour pourquoi la police les a perquisitionnés et a pris leur argent ainsi que leurs téléphones sans contrôler leurs papiers.
Les témoignages recueillis par Nawaat se recoupent avec les entretiens menés par l’Organisation mondiale contre la torture, concluant que ces arrestations ont été menées de manière arbitraire, sans notification des motifs, sans information des autorités consulaires du pays d’origine, ni ouverture d’enquête. La plupart des détenus ont transité par les commissariats des villes tunisiennes où ils ont été arrêtés puis par des villes de « transit » – Médenine, Ben Guerdane, Gafsa ou autres – avant d’être transférés vers les zones frontalières.
Le rapport de l’organisation ajoute : « Un certain nombre de dirigeants d’associations ont rapporté que les forces de sécurité justifiaient l’arrestation et le transfert des détenus par la nécessité de les protéger du danger de violences commises à leur encontre par des citoyens ». Les forces de sécurité ont prétendu qu’elles les emmenaient dans des hôtels ou des refuges affiliés au Croissant-Rouge, alors que les migrants ont été transférés à la frontière libyenne. Lors des déplacements forcés vers des zones frontalières libyennes ou des lieux de détention arbitraire, la plupart des entretiens ont confirmé que leurs téléphones avaient été détruits, comme en témoignent diverses photos, et leur nourriture saccagée.
En novembre 2021, des experts des Nations Unies ont condamné les pratiques d’expulsions et de déportations massives de migrants et de demandeurs d’asile à la frontière libyenne. Cela faisait suite à l’enregistrement en un mois de plusieurs cas de déplacements forcés et d’expulsions de Subsahariens interceptés en mer en provenance des côtes libyennes.
Le 16 juillet dernier, la Tunisie a signé un protocole d’accord avec l’Union européenne relatif à la migration clandestine. La Tunisie a rapidement commencé à mettre en œuvre les dispositions de ce mémorandum, avec pour objectifs : le transfert forcé d’un grand nombre de migrants clandestins d’Afrique subsaharienne vers les zones frontalières, en usant de tous moyens d’intimidation, puis l’expulsion « volontaire » de 1 050 migrants clandestins de début janvier au 2 février, selon une organisation locale œuvrant à enregistrer ceux qui souhaitent « rentrer volontairement dans leur pays ».
Ce reportage a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Maghreb Emergent, Assafir Al-Arabi, Mada Masr, Babelmed, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.