Pour l’auteur, « le DRS a choisi la mauvaise méthode » car « au lieu de contribuer à bâtir des institutions capables de fonctionner et de réguler l’économie, ses chefs ont préféré une organisation pyramidale qui leur permette de tout contrôler » mais qui s’est montrée impuissante devant la gangrène de la corruption qui s’étend dans le pays.
Farid Bedjaoui est le symbole d’une bataille perdue par l’Algérie. Mais peut-on gagner une guerre quand les troupes sont constituées de zaouïas et dirigées par Amar Saadani?
Du Panama à Hong-Kong, des Emirats arabes unis au Liban, la trace de M. Farid Bedjaoui est progressivement remontée par les enquêteurs de différents pays, retraçant minutieusement le cheminement des sommes faramineuses qu’il a encaissées. En contrepartie de quoi ? De contrats signés, entre autres, avec l’Italien Saïpem, dont les dirigeants reconnaissent aujourd’hui que l’argent versé à M. Bedjaoui était destiné à couvrir des pots-de-vin versés par la compagnie italienne pour obtenir des contrats en Algérie.
Les entreprises de M. Bedjaoui sont identifiées l’une après l’autre, qu’elles soient installées dans des pays respectables, Luxembourg, Suisse et Etats-Unis, ou dans les paradis fiscaux où des montages complexes servent à servir d’écran de fumée.
Pearl Partners, Sorung Associates Inc, Sorung Associates Inc, pour les noms de sociétés d’un côté, Iles vierges britanniques, Panama, Dubaï, Hong-Kong, Suisse, pour les pays qui hébergent ces sociétés-écrans: suivre M. Bedjaoui et ses entreprises mène en des lieux exotiques, parfois très romantiques, des lieux de rêve où il ferait bon vivre si on n’y découvrait des pratiques peu recommandables et des personnages accusés d’être partie prenante dans des opérations de corruption à grande échelle.
Scandales en série
Toutes ces appellations étaient inconnues dans l’austère Algérie de Houari Boumediène. Elles sont devenues très fortes ces dernières années, lorsque des noms de dirigeants algériens et de hauts responsables de l’économie sont systématiquement cités dans les grands scandales.
Les révélations se succèdent à un rythme soutenu. A peine M. Chakib était-il revenu en Algérie et trouvait des défenseurs inattendus pour tenter de l’innocenter, que de nouveaux faits étaient livrés au public. M. Djillali Hadjadj, président d’une Association de lutte contre la corruption a ainsi révélé que l’ancien ministre des Affaires étrangères, Mohamed Bedjaoui, a reçu des virements provenant de la société de Farid Bedjaoui qui avait encaissé les commissions de Saïpem.
Puis, coup sur coup, ce sont les affaires « Unaoil » et « Panama Papers » qui livrent des documents ne visant pas spécialement l’Algérie, mais confirmant des soupçons largement partagés dans les milieux spécialisés : les marchés publics dans les pays peu transparents comme l’Algérie faisaient l’objet d’une corruption endémique, et le secteur pétrolier était lui aussi au cœur de la tourmente. Les gestionnaires des pays occidentaux bénéficiaient largement de cette manne, sous forme de rétro-commissions
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La fin d’une époque
Tout ceci est révélateur de la naissance d’un monde nouveau, dont les contours sont d’ores et déjà connus. C’est la mondialisation. Le temps de la commission versée à un dirigeant africain par une entreprise du monde riche est révolu. Le système qui se met en place l’interdit. Non pour des questions morales ou éthiques, mais pour des impératifs de sécurité.
La corruption rapporte aux pays riches, mais elle leur cause trop de torts par ricochets : elle engendre sous-développement, inégalités, pauvreté, guerres, autant de fléaux qu’il faut combatte autrement dont les retombées sur les pays riches sont dommageables.
Dans le même temps, les paradis fiscaux, qui permettaient naguère aux pays puissants de financer toutes les opérations opaques en toute impunité, sont devenus trop dangereux une fois que leurs ennemis ont réussi à en maîtriser les circuits. Ils ont donc décidé de les assécher après avoir trouvé des alternatives. Pour l’Occident, il est désormais plus facile de financer publiquement, par le biais de la société civile, et d’organiser une « révolution colorée », que d’envoyer des barbouzes armés des mouvements de guérillas.
Les TIC, ça sert à quelque chose
Dans cette évolution, les nouvelles technologies sont utilisées à fond. Elles permettent des investigations et des contrôles insoupçonnés. C’est d’une telle efficacité qu’il n’est plus possible de passer au travers des mailles du filet. Particulièrement pour des « amateurs », comme ces hauts responsables algériens qui n’arrivent pas encore à mettre en place un système monétique primaire dans leur propre pays.
Et c’est là que se révèle vulnérabilité particulièrement dangereuse de l’économie algérienne. En plus de sa dépendance envers les hydrocarbures et de l’incurie de ses dirigeants, les partenaires étrangers savent quel ministre algérien a un compte dans quel paradis fiscal, qui a touché une commission dans quelle affaire ; par ricochet, ils savent sur quel bouton appuyer pour obtenir tel contrat, sur quel responsable faire pression pour obtenir tel avantage politique.
Dans un souci de tout contrôler, le DRS avait mis en place un édifice très complexe, en tenant en laisse la plupart des hommes qui comptent dans le pays. Mais une fois le patron du DRS éjecté et la structure officiellement dissoute, le commandement de toute cette chaîne est passé entre d’autres mains. Pas entre les mains du président Bouteflika, qui se trouve dans l’incapacité de gérer une telle machine.
Erreur fatale du DRS
Qui a pris le relais ? Ceux qui détiennent les clés de l’information. Saïd Bouteflika et ses amis sont trop petits pour une telle tâche, qui exige une organisation de l’échelle de la NSA ou d’une structure équivalente ; une structure capable de pister les mouvements bancaires sur les comptes des ministres, des hauts responsables, des patrons de grandes compagnies publiques et privées.
De quelque manière qu’on retourne la question, on en arrive à cette conclusion : le DRS a perdu la bataille économique. Il a choisi la mauvaise méthode. Au lieu de contribuer à bâtir des institutions capables de fonctionner et de réguler l’économie, ses chefs ont préféré une organisation pyramidale qui leur permette de tout contrôler.
Avec le temps, les acteurs se sont multipliés, leurs intérêts se sont exprimés sans limite légale. Des acteurs étrangers s’y sont mêlés. Et l’édifice a fini par échapper à tout le monde. Une image suffit à montrer tout le ridicule et la faiblesse de l’Algérie : que vaut la parole d’un Saadani ou d’un Bouchouareb face à un ministre français ou américain qui connaît le détail de leurs avoirs à l’étranger, et tous les mouvements de fonds dans lesquels ils sont impliqués ?