L’ancien ministre Ali Benouari expose ici les « éléments de convergence » favorables, selon lui, à une coopération fructueuse entre la France et l’Algérie mais aussi les « asymétries » qui rendent cette coopération difficile à construire: asymétrie entre les modèles économiques des deux pays, entre leurs niveaux de développement et d’intégration dans des ensembles plus grands, ainsi qu’entre les niveaux d’implication de leurs sociétés civiles respectives dans la vie politique.
Pour apprécier la densité des rapports de coopération entre les deux pays, les espoirs maintes fois déçus et pourtant toujours renouvelés, je propose une grille de lecture un peu particulière.
Cette grille de lecture repose sur:
1. Des éléments de convergence, qui plaident pour un partenariat exceptionnel.
2. Des éléments de divergence qui ont longtemps pu faire douter que nos deux pays puissent construire quelque chose ensemble. Ces éléments renvoient à des asymétries à plusieurs niveaux, qui peuvent expliquer les échecs et les malentendus ayant marqué les relations entre les deux pays depuis l’indépendance.
Cette grille de lecture peut aider, à mon sens, à surmonter les facteurs de divergence, pour aller vers ce partenariat d’exception, que la majorité des Algériens appellent de leurs vœux.
Des facteurs de convergence…
Les éléments de convergence sont au nombre de quatre:
1. La géographie: les deux pays se font face, aujourd’hui plus unis que séparés par une mer Méditerranée qui n’est plus un océan séparant deux civilisations très éloignées l’une de l’autre mais le creuset d’une coopération rassemblant les deux rives. Le dialogue euro-arabe des années 1970 a fait place aux accords de Barcelone de novembre 1995, puis aux accords d’association unissant les deux rives dans un vaste partenariat pour une prospérité partagée. L’accord de 2002 signé entre l’Union européenne et l’Algérie entre dans ce cadre.
2. L’Histoire : tumultueuse mais toujours féconde, à sa manière. Malgré les conflits meurtriers qu’elle a engendrés, elle épaissit les relations entre les ennemis d’hier. Les cendres qu’elle a semées peuvent se transformer, si on sait labourer, en un humus fertile. Le brassage des cultures et une meilleure connaissance réciproque sont cet humus qui irrigue, qu’on le veuille ou non, la coopération entre les deux pays.
3. Les mouvements migratoires: la présence d’une nombreuse diaspora algérienne en France. Celle, plus récente, s’ajoute à celles, plus anciennes, qui ont dû quitter le pays, pour constituer un puissant facteur de rapprochement culturel et un atout pour le développement des relations économiques entre les deux pays. Pour l’Algérie la diaspora algérienne en France constitue un vivier de cadres si utiles pour son développement.
4. La complémentarité dans tous les domaines d’activité, comme le soulignent les nombreux protocoles d’accord signés entre les deux pays depuis 2012: les domaines scientifique, technique, industriel, énergétique, etc.
Et d’importantes asymétries
Ces facteurs paraissent si nombreux qu’ils font souvent occulter, aux yeux des profanes, les facteurs de convergence cités plus haut. On a souvent du mal à les caractériser et à les comprendre, tant ils empruntent à l’émotionnel: amours déçus, amour-haine, repentance, néocolonialisme, etc.
Plus de 50 ans après l’indépendance, il ne suffit pas d’afficher une volonté réciproque de tourner la page ou de stigmatiser les nostalgiques des deux bords. Il s’agit de comprendre d’où viennent ces malentendus qui plombent la relation entre deux pays faits pour s’entendre.
J’utiliserais, pour cela, le concept d’asymétrie.
1. Asymétrie dans les niveaux de développement. Tant que l’écart entre les deux pays se creuse au lieu de se réduire, le malentendu persistera car les Algériens seront toujours tentés d’imputer aux Français la responsabilité de leur arriération. La France a le devoir d’aider son ancienne colonie, mais c’est aussi son intérêt.
2. Asymétrie dans les niveaux d’intégration de deux ensembles régionaux, auxquels l’un et l’autre pays appartiennent: l’européen et le maghrébin (ou l’européen et l’arabe). Une asymétrie frappante entre un ensemble riche, bien intégré, qui parle d’une seule voix dans presque tous les domaines (circulation de capitaux, de personnes, de biens et de services, etc.), et traite avec des pays du Sud de la Méditerranée dont les économies sont totalement extraverties (ils réalisent entre eux moins de 5% de leurs échanges internationaux).
L’absence d’intégration horizontale était pourtant perçue très tôt (et prise en compte par les rédacteurs des Accords de Barcelone) comme un frein au développement des échanges avec l’Europe. Cet aspect est aussi un des soubassements de l’accord d’association, qui l’aborde dans ses considérants et lui consacre de nombreux articles.
Pourquoi cette asymétrie-là est particulièrement importante? Parce que la coopération algéro-française est inscrite dans un cadre normatif européen, notamment l’accord d’association UE-Algérie signé en 2002. L’échec, même relatif, de la coopération entre les deux pays est inscrit dans l’échec de cet accord d’association lui-même, qui n’a atteint aucun des objectifs qui lui avaient été assignés (le déficit de la balance commerciale hors hydrocarbures de l’Algérie ne cesse de se creuser de manière inquiétante aussi bien avec la France qu’avec l’Union européenne).
3. Asymétrie dans les valeurs qui fondent les deux pays et les deux ensembles régionaux. Les valeurs démocratiques irriguent la construction européenne et fondent la prospérité de ses membres. On a tendance à l’oublier. Ce point est si important qu’il est mentionné dans l’article 2 de l’Accord d’association Algérie-UE qui dispose que « le respect des principes démocratiques et des droits fondamentaux tels qu’énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme constitue un élément essentiel du présent accord ». Cela est fort bien, mais qu’ont fait la France et l’Union européenne pour faire appliquer cette disposition de l’accord? N’est-elle pas aussi importante que celles qui traitent du démantèlement des droits de douanes? La zone de libre-échange, qui est la finalité de l’accord, condamnera notre pays à n’être qu’un marché, dont la taille sera forcément réduite et nettement en deçà des potentialités qu’offre pays.
4. Asymétrie dans l’organisation économique des deux pays: d’un côté, une économie de marché concurrentielle et sophistiquée et, de l’autre côté:
– une économie non compétitive, caractérisée par un secteur privé balbutiant, un secteur public économique à la dérive et une bureaucratie étouffante. La mise à niveau des entreprises privées et publiques accuse un retard considérable par rapport aux autres pays sud-méditerranéens, en particulier la Tunisie et le Maroc.
– Le marché financier, malgré l’arrivée en nombre et en qualité de banques étrangères étouffe sous une réglementation désuète et contre-productive. Les banques étrangères sont limitées dans leur développement. La Bourse d’Alger est pratiquement inexistante, etc.
Comment s’étonner, dès lors, que, hors hydrocarbures la balance des paiements courants soit aussi largement déficitaire, que le nombre des entreprises (3 fois moins qu’en Tunisie et au Maroc) et des investissements français en Algérie soit en deçà des attentes? Le total des exportations algériennes hors hydrocarbures ne dépasse pas 1,69 milliard de dollars (2014)… L’objectif d’instauration d’une zone de libre-échange avec la France et l’Union européenne, avec désarmement douanier progressif, a-t-il des chances de se réaliser aux termes prévus?
Le retournement des marchés pétroliers et gaziers ne va-t-il pas influencer négativement les flux d’échange avec la France dans les toutes prochaines années? La France, avec le concours de l’UE, bien sûr, réussira-t-elle à dépasser la simple vision commerciale dans ses rapports avec l’Algérie pour réussir ce partenariat d’exception évoqué si souvent par leurs chefs d’Etat respectifs?
5. Asymétrie dans l’implication des sociétés civiles, ce qui a conduit aux résolutions pertinentes du Congrès d’Alger pour le dialogue Sud-Nord de la Méditerranée de 2006 et à la création de la fondation du même nom. Le Congrès d’Alger a fait ressortir la nécessité d’impliquer les sociétés civiles sud-méditerranéennes tant au niveau de l’élaboration que du suivi des accords entre l’Europe et ses voisins du Sud. Il a été le résultat de l’échec des Accords de Barcelone de novembre 1995, qui prévoyaient la mise en place d’une zone de libre-échange à l’horizon 2010. C’était si évident qu’il a conduit Le Mouvement européen international (aiguillon de la construction européenne depuis ses origines), à s’impliquer dans le processus euro-méditerranéen et à se déplacer, pour la première fois, hors d’Europe, à Alger.
Le nécessaire renforcement de la démocratie n Algérie
Les conclusions de ce Congrès d’Alger, placé sous le signe d’une « vision commune du futur », n’ont toujours pas été suivies d’effet. Il ne faut pas chercher plus loin l’explication de l’échec de l’Accord d’association, entré en vigueur en 2005.
6. Le paradigme religieux: le peuple algérien me semble plus mûr que jamais pour s’affranchir de l’idéologie intégriste, qui rejaillit sur la sécurité des deux pays. La France peut y contribuer puissamment en encourageant les aspirations des courants démocratiques et modernistes en Algérie.
Et ce sera ma conclusion: Le renforcement de la démocratie en Algérie est la meilleure façon de briser toutes les asymétries que je viens d’évoquer et de faire parler les facteurs de convergence. Il est le seul garant de la construction d’un partenariat fécond entre l’Algérie et la France. L’entente entre les deux pays est de nature à faire émerger une Afrique du Nord prospère, qui ne pourra que renforcer le poids et l’influence internationale de la France.