Ahmed Henni* relève que cinq des six candidats à la présidentielle d’avril 2014 appartiennent à une des ramifications de la grande « famille révolutionnaire » (moudjahidine, enfants de chouhada, enfants de moudjahidine, FLN). Pour lui, c’est là le signe d’un « authentique dynastisme collectif, qui admet, certes, les compétitions individuelles, mais seulement au sein du même groupe social qui se reproduit collectivement ».
En 1962, l’Armée de libération nationale a, de haute lutte – après une guerre de sept ans et demi -, conquis militairement le pays et, par le suffrage universel – le referendum du 3 juillet 1962 -, fait légitimer son triomphe. Soixante ans après, elle n’entend toujours pas qu’une autre force lui ravisse le fruit de cette victoire. On ne peut pas l’accuser de l’avoir caché. Lors de la campagne électorale précédant les premières élections législatives pluralistes de 1991, l’une des grandes figures de la guerre de libération, le commandant Ali Mendjeli, le déclarait sans ambages à la télévision. Visant le tout nouveau parti concurrent du FLN, le Front islamique du salut, il déclarait, en substance : « Nous ne laisserons pas quelqu’un d’autre nous prendre ce que nous avons obtenu grâce au sang des martyrs. »
Déjà, en juin 1965, devant les appétits du premier président de la toute nouvelle République, l’armée avait opéré un « redressement révolutionnaire » et mis ce politique en prison. Depuis, elle a patiemment construit ce qui s’apparente à un dynastisme collectif. Il ne suffisait pas que des individus issus de ses rangs se succèdent à la magistrature suprême, car cela ne garantissait pas une pérennité collective permettant aux enfants et petits-enfants des anciens combattants de rester aux premières places. Dès lors, deux types d’action ont été menées qui, aujourd’hui, permettent aux anciens combattants de cueillir les fruits de cette construction.
On mena tout d’abord des opérations successives d’élargissement de la couche sociale des « ayant-droits », titulaires de pensions, grandes ou petites, et de privilèges en matière de cession des biens de l’État et d’accession à certains biens d’investissement ou de consommation importés. Cette couche, qui ne devait comprendre que les anciens combattants démobilisés, les veuves et enfants de martyrs, s’est, au fil des lois de finances, élargie aux personnes liées de manière directe à ces premiers « ayant-droits ». On peut estimer aujourd’hui à plus de deux millions ces divers pensionnés, touchant très souvent de très petites sommes. Il n’importe. C’est cette base qui, dans un système de suffrage universel, assure un portefeuille d’électeurs acquis et défenseurs du système. Les esprits chagrins ne voient dans l’impuissance électorale des partis d’opposition qu’une conséquence de fraudes électorales. Ce n’est ni forcément ni toujours vrai: l’armée a réussi, légalement, à se constituer une base de millions d’électeurs fidèles et qui forment, comme ils s’auto-définissent, une grande « famille révolutionnaire ».
Le deuxième pilier du dynastisme collectif des anciens combattants est la présence de plus en plus forte d’associations dirigées par leurs enfants ou les enfants de chouhada, visant directement à prendre la relève et leur succéder aux commandes du pays. Là non plus, on ne cache rien : les ambitions présidentialistes des leaders d’associations d’enfants de chouhada ont toujours été publiquement proclamées ; et leur concrétisation ne tardera pas à venir. Ainsi, dès aujourd’hui, on peut remarquer que les six candidats retenus par le Conseil constitutionnel pour les élections du 17 avril 2014 sont quasiment tous issus de la « famille révolutionnaire » : 1. Abdelaziz Bouteflika, commandant de l’ALN ; 2. Ali Benflis, fils de moudjahida ; 3. Faouzi Rebaïne, fils de chahid ; 4. Moussa Touati, fils de chahid, leader de l’Organisation des enfants de chouhada ; 5. Abdelaziz Belaïd, ancien leader de l’Union nationale de la jeunesse algérienne (FLN) ; 6. Louisa Hanoune, exception double qui confirme la règle, femme et indépendante.
L’analyse anthropologique de longue durée montre qu’il s’établit ainsi un authentique dynastisme collectif, qui admet, certes, les compétitions individuelles, mais seulement au sein du même groupe social qui se reproduit collectivement. Peu importe qu’Abdelaziz Bouteflika se représente. Sa famille agnatique peut y perdre ou gagner, mais la dynastie collective des anciens combattants se perpétuera. La relève est déjà là.
(*) Ahmed Henni est professeur d’économie à l’Université d’Artois, en France. Il a publié Le Capitalisme de rente : de la société du travail industriel à la société des rentiers (L’Harmattan, 2012).
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