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Opinions

Béji Caïd Essebsi en héritier de Bourguiba, à la fois « ogre » et « bon papy » (portrait)

Par Yacine Temlali
décembre 21, 2014
Béji Caïd Essebsi en héritier de Bourguiba, à la fois « ogre » et « bon papy » (portrait)

Pour l’auteure de cette contribution*, l’approche de son mouvement comme un signe du « retour de l’ancien régime » est incomplète ». Il faut, écrit-elle, s’entendre sur ce qu’est l’« ancien régime » et sur ce que lui convoque de ces ressorts anciens*.

 

Lorsque Béji Caïd Essebsi (BCE) est revenu dans le paysage politique tunisien en janvier 2011, la plupart des jeunes gens qui s’étaient battu dans les rues depuis un mois ne savaient sans doute pas qui il était. A ce moment-là, cela faisait tout juste 20 ans qu’il était retiré de la vie politique, l’âge de nombre d’entre eux.

Aujourd’hui, il semble être au centre du jeu politique de la nouvelle Tunisie, portée par la révolution qu’ils ont déclenchée. Etrange enfantement, à rebours de la logique des générations biologiques, qui fait qu’une jeunesse soulevée, exaspérée, déterminée porte au pouvoir un homme de 88 ans déjà passé par tous les couloirs et toutes les antichambres de la république tunisienne.

Les jeunes gens de 2011 ne savaient certainement pas grand-chose non plus de Bourguiba, celui que dans notre enfance la télévision appelait le « combattant suprême », qui nous racontait tous les soirs ses souvenirs, qu’on voyait prendre son « bain quotidien » à la belle saison… ils n’ont pas été bercés par les « tahsal maânah », ce petit tic de langage caractéristique, incise bourguibienne qui marquait à la fois sa volonté de bien dire et une légère exaspération. Non, ils ne savaient pas grand-chose de cela, qui avait été pour l’essentiel gommé par le régime du RCD.

Lorsque BCE paraît, il n’est donc pas connu. Il n’est pas l’homme de la révolution, ni celui de Ben Ali. Un homme nouveau pour l’essentiel de ceux qui le découvrent alors.

C’est en ayant à l’esprit les conditions dans lesquelles se produit ce « surgissement » que je voudrais tenter de faire le portrait de BCE. L’approche critique de son mouvement et de son élection qui voudrait simplement y voir un « retour de l’ancien régime », si elle n’est pas complètement fausse, me semble incomplète: car il faut d’abord s’entendre sur ce qu’est l’ancien régime et sur ce que BCE convoque, consciemment et inconsciemment de ces ressorts anciens. 

Il déclare dans le journal belge « Le soir »: « je suis un disciple de Bourguiba. Je suis le produit de son école ». Partons donc de cette filiation revendiquée.

Qu’est-ce donc que l’école de Bourguiba? C’est en premier lieu et d’évidence, un style, immédiatement reconnaissable. Un maniement de la langue arabe ET du dialecte, une alternance de solennité assumée et de gravité avec des anecdotes et des prises à partie en dialecte tunisien (tunisois). Lorsque BCE paraît, pour tous ceux qui ont connu Bourguiba, c’est cette petite musique qui revient, avec l’humour, la familiarité, mais aussi une certaine prestance et cette petite touche menaçante lorsque la colère guette. La crainte – et le respect  dus au père – sont perceptibles lorsque l’on regarde les journalistes rassemblés pour les conférences de presse ou ses interlocuteurs politiques. 

 

Le culte de l’Etat, de son autorité et de sa « prestance »

 

Au style il faut ajouter l’habileté politique assumée. BCE se sait stratège et en fait état régulièrement. Il revendique un pragmatisme constant, au nom de l’expérience. Comme Bourguiba, il fait avec la réalité des rapports de force, s’y insère et n’hésite pas à avoir recours à la force, celle de son autorité et éventuellement celle de l’Etat.

Car ce qui est au centre, c’est bien l’Etat (dawla).BCE surgit dans le débat politique tunisien après la révolution avec au cœur de son discours l’Etat: son prestige, sa prestance même. La prestance et la tenue morale (et physique) de l’Etat s’attache à ceux qui l’incarne et rejoint un habitus bourgeois, voire aristocratique chez lui. Il l’énonce dans son ouvrage sur Bourguiba: « Le prestige de l’Etat tient autant à l’équilibre et à la cohérence de ses institutions qu’à l’élégance et à la majesté de ses monuments, à l’attrait de ses symboles et à la conduite irréprochable de ses représentants ». Pour lui, il ne s’agit pas simplement de probité, mais de bonne tenue, voire d’élégance. Et si l’Etat est au centre, c’est parce qu’il est la figure de la continuité. Il est aussi la figure qui permet à BCE d’apparaître comme un sauveur.

Cette centralité de l’Etat donne une clé pour comprendre comment se joue la question de l’ancien et du nouveau régime pour BCE. Du haut de son grand âge, mais aussi (et surtout) à partir de sa position dans la société, bourgeois tunisois issu de la noblesse beylicale (son arrière-grand-père sarde fut capturé, puis adopté et choyé par la dynastie), la rupture révolutionnaire a moins de sens que la continuité institutionnelle, administrative et territoriale de la Tunisie. 

Marquant cette distance aristocratique vis-à-vis d’un certain nombre de questions considérées comme « urgentes » pour ses contemporains, il semble souvent placer les querelles en cours dans une continuité historique plus large. Ainsi assume-t-il très facilement la supposée bipolarisation de la société et de la vie politique tunisienne, la voyant comme un legs et un re-jeu de la lutte entre les deux courants principaux de la lutte nationale tunisienne, les islamistes et le CPR de Marzouki incarnant dans ce scénario un retour du yousséfisme alors que Nidaa Tounès reprendrait le flambeau modernisateur. D’une certaine manière, les retrouvailles avec ces lignes de fractures est une manière d’asseoir un patriotisme, une « tunisianité » qui fait passer l’autre camp pour traître à la nation. Il faut se souvenir que BCE obtient son premier poste politique de haut rang en prenant en charge la gestion de la crise consécutive aux complots contre Bourguiba en tant que directeur de la Sûreté nationale (janvier 1963).

Ainsi, au-delà du style, de l’alliance de séduction et de paternalisme autoritaire, c’est sur le fond de sa stratégie politique que BCE est le disciple de Bourguiba, un disciple fidèle jusqu’à donner l’impression, malgré toutes ses déclarations sur la modernité, la politique du XXIème siècle, de vivre encore dans les querelles des années 1950.

 

Un « bourguibiste » en bataille contre des « néo-youssoufistes »

 

Ces querelles laissent d’ailleurs le plus souvent de côté l’autre aspect de sa culture politique, les relations qu’il entretient avec la gauche radicale. Pour des raisons de pragmatisme et d’habileté politique, il ne s’exprime que fort peu sur les forces sociales révolutionnaires, sur ses nouveaux alliés post-communistes. Souvent il convoque le souvenir du gouvernement d’union nationale, atmosphère qui selon lui a gouverné aux lendemains de l’indépendance… oubliant le rôle qu’il a lui-même joué dans la répression, non seulement du courant nationaliste arabe mais aussi par la suite des soixante-huitards tunisiens. Force est de constater qu’il est en cela très largement soutenu par ses propres anciennes victimes. Ils se rassemblent dans une phobie des islamistes et un climat de peur qui justifie toutes les exceptions et que résume fort bien le spot de campagne de Nidaa Tounès, entièrement structuré autour de la crainte du terrorisme islamique.

Et c’est précisément là qu’apparaît une autre des facettes du personnage. Car enfin le « retour » de BCE n’est pas un surgissement spontané, comme on a pu le laisser entendre. Loin de moi l’idée de chercher « ceux qui tirent les ficelles » et de le présenter comme la marionnette entre les mains d’un camp ou d’un autre. En réalité, ce qui frappe l’observateur, c’est la façon dont les qualités du personnage font la différence, marquent une nouveauté par rapport à l’ensemble du personnel politique. D’une certaine manière, son âge, sa culture, la continuité qu’il véhicule par rapport à l’histoire contemporaine de la Tunisie font rupture, dans le contexte de la sortie d’un système benalien qui avait (de plus en plus) rompu avec ces codes, mettant en avant une rhétorique figée, un mauvais goût officiel, un népotisme d’un nouveau genre fondé sur la corruption massive, etc. Par contraste, l’apparition de BCE lors d’un entretien diffusé sur « Nessma TV » le 17 janvier 2011 semble sauver la mise.

Il n’est alors pas surprenant que BCE soit devenu la coqueluche des communicants, des nouvelles élites de l’entrepreneurship politique – qui sont par ailleurs le plus souvent issus du même milieu social que lui. Il a quelque chose à offrir sur le marché: un brin de nostalgie (ah, ces intonations tellement typiques…), une certaine autorité supposément compatible avec une aspiration démocratique, la modernité dont est investi l’héritage bourguibien… Sa campagne se concentre sur cet outillage, le faisant figurer dès le démarrage auprès du mausolée du Combattant suprême. Ensuite, il s’agit sans cesse de jouer du contraste en mettant en scène un avant (mal défini) et un après, sans craindre de tenir des propos assez condescendants sur le peuple qui aurait été si mal guidé, non pas par Ben Ali et son système, assez peu présents dans les discours, mais par la Troïka. Les maux principaux qui sont pris dans cette imagerie ne sont pas les inégalités ou la pauvreté, ce sont la saleté des rues, la violence terroriste supposée, et des maux sociaux considérés comme des maladies des mœurs: l’alcool, le désœuvrement, une « nouvelle mentalité » (BCE le 6/09/2011) qui réunit dépravation, paresse, volonté de quitter le pays (dans cette même conférence de presse, BCE traite de bandits les candidats à l’émigration).

Ainsi, dire que BCE ouvre la porte au retour de l’ancien régime n’est pas complètement vrai. Il ouvre une voie nouvelle, qui s’appuie sur l’idée d’une continuité de l’Etat tunisien pour promouvoir une politique « moderne » fondée essentiellement sur l’ordre, la sécurité et le libéralisme économique. C’est cette « recette miracle » qui est aujourd’hui promue par son entourage et que sa personnalité et sa longévité ont rendu possible. Elle repose sur une combinaison habile ciblant les générations qui ont connu « l’avant Ben Ali » (qui sont celles qui votent), mais aussi sur la méconnaissance des plus jeunes vis-à-vis des enjeux et des luttes qui portent aujourd’hui celui que ses admirateurs appellent d’un affectueux « Bajbouj » et que ses détracteurs surnomment « Al-Ghoul ». En vérité, BCE endosse lui-même les deux faces de son personnage et en joue volontiers, en bon disciple de Bourguiba, à la fois bon papy et ogre.

 

(*). Cet article a été initialement publié en traduction arabe par Assafir Al Arabi. Avec son aimable accord, nous en publions ici la version originelle.

Le titre et les intertitres sont de la rédaction de Maghreb Emergent.

Leyla Dakhli est chargée de recherche au Centre national de recherche scientifique, CNRS, France). Elle a notamment publié Une génération d’intellectuels arabes. Syrie et Liban (1908-1940), Karthala, avril 2009, 360 p.

 

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