C’est le mental, corrompu chez nous, qui doit être assaini au préalable afin de réussir la guerre contre la corruption enfin déclarée**.
Il ne suffit pas de déclarer une guerre, surtout contre une corruption généralisée, se nichant d’abord dans les têtes. Il importe de prévoir la meilleure stratégie pour la gagner, et surtout d’user d’atouts pour éradiquer le mal à la racine, soit dans les têtes. C’est d’autant plus impératif qu’en Tunisie, actuellement, les forces du mal sont bien plus fortes que l’État qui n’est même pas encore de droit.
Or, en déclarant sa guerre à une corruption si généralisée qu’elle a consolidé l’épithète d’État mafieux collant au régime depuis la dictature supposée déchue, le chef du gouvernement a dû prévoir les moyens de la gagner, étant le mieux placé pour savoir l’immensité du pouvoir de nuisance des barons de la corruption auxquels il a le courage de s’attaquer.
Certes la situation dans le sud du pays rendait fatale cette guerre ; mais elle est aussi imposée par la fin du monde ancien. On l’a vu aux États-Unis, en France et ailleurs, le mot d’ordre est au changement.
Youssef Chahed sera-t-il cet acteur du nouveau monde pour notre pays qui a su engager, il y six ans, sa transformation en démocratie ? Il est jeune comme le nouveau président de la France, notre partenaire historique, sera-t-il alors un Macron tunisien ?
Macron, un philosophe en politique
Notons ici que l’effet Macron en France est loin d’être spécifique à l’Hexagone, étant appelé à se diffracter, surtout dans le pays le plus proche politiquement et culturellement de l’influence française. Cet effet consiste dans l’idée que le monde qui change impose le courage de l’innovation politique que la jeunesse est bien la mieux outillée à réaliser.
Notons aussi qu’on a tort de réduire Macron au statut du banquier qu’il était : il fut aussi et reste un philosophe ; il était également apprécié par un grand penseur comme Paul Ricœur. De plus, le nouveau président français n’est pas un néo-libéral, ni un adepte du capitalisme sauvage ; il entend revenir à l’essence du libéralisme qui a bien aussi une fibre sociale et ne se réduit pas à un pur économisme. C’est ce que laissera voir sa politique une fois passées les législatives devant lui donner les moyens nécessaires pour la mettre en œuvre.
Chahed, qui partage avec Macron la force de la jeunesse et certainement son ambition politique en la nécessité de révolutionner les mentalités, communie-t-il avec M. Macron en la conviction, désormais patente en France, dans la nécessité d’un changement radical de politique pour sauver le pays et le monde d’un capitalislamisme sauvage ?
L’imagination et l’éthique en politique
Pour être au diapason de ce qui se passe dans le monde et chez notre intime partenaire, Chahed doit mettre de l’imagination dans sa politique outre l’éthique, les deux manquant cruellement en Tunisie actuellement. S’il semble s’être résolu à la bataille éthique, il a intérêt pour la gagner d’user de l’atout consistant dans le levier psychologique, sollicitant l’inconscient collectif et l’imaginaire populaire.
Il a donc intérêt à user de cette faculté qui permet de créer, en une combinatoire, des nouvelles stratégies d’action, quitte à bousculer le convenu et sortir des sentiers battus de la politique telle qu’elle se pratique, une politique juste politicienne. C’est une part nécessaire d’imagination en politique qui donnera efficience à son action éthique contre la corruption, une aptitude à la création, la conception et l’invention sans se soucier si sa politique apparaît à première vue à ses contempteurs relever de la chose imaginaire, de la pure imagination.
En l’occurrence, cela suppose, ici et maintenant en Tunisie, l’articulation du pays au système de droit qui marche, et est présent à ses portes, seul de nature à pallier les faiblesses de l’État de droit en Tunisie gangrené par la corruption qu’on ambitionne d’éradiquer.
Comment, en effet, l’emporter sur une corruption devenue systémique en Tunisie sans relever d’un système sain ? Celui de la Tunisie étant malade, c’est celui de l’Union européenne (UE) — que la Tunisie doit intégrer au plus tôt — qui sera la meilleure garantie de retrouver la santé. Aucune autre issue n’est possible pour aider à la réussite de la guerre actuelle se déroulant qui plus est sur plusieurs fronts imbriqués : corruption, contrebande et terrorisme.
Et qu’on se le dise ! Ce ne sera pas que pour l’intérêt de la Tunisie, mais aussi pour celui de l’Europe qui sauvegardera ses privilèges énormes au pays, en tant qu’égal à égal et non comme c’est le cas maintenant, un partenaire dont on profite. C’est aussi l’intérêt plus large de la Méditerranée et du monde.
Réformer la législation injuste
Bien plus que de corruption, le gouvernement Chahed doit se soucier du terrorisme mental, source des maux du pays. Le mental gérant tout, c’est lui qui vicie les comportements en s’appuyant sur des textes de loi injustes et illégitimes. Car les Tunisiens sont encore soumis à l’arsenal juridique répressif de la dictature dont des pans entiers datent du protectorat.
L’impérative réforme de la législation obsolète ne fait plus de doute même si elle tarde à venir. L’Europe la demande, sans oser proposer l’adhésion de la Tunisie à l’Union, ce qui serait de nature à l’accélérer tout en étant la seule voie de salut pour la Tunisie et les intérêts européens. Une fois la candidature de Tunisie à l’UE déposée et acceptée, la mise à niveau du droit positif tunisien sera fatale pour être aux normes humanistes internationales.
Qu’attendre donc ? L’abolition des lois scélérates ne fera que renforcer la lutte contre la corruption qui se nourrit de l’injustice du cadre législatif. Elle aidera à assainir la législation tunisienne pour être enfin éthique, nettement moins corrompue ni corruptrice. La présente guerre implique d’abolir les nombreux textes honnis du droit tunisien.
À l’occasion du ramadan, mois de la piété, il serait temps d’avoir le courage de s’attaquer éthiquement aux aspects les plus sensibles et les plus scélérats de cette législation faisant le terreau du terrorisme mental en vigueur chez certaines élites bien proches des barons de la corruption. On fera donc œuvre utile en osant abolir sans plus trader l’inégalité successorale, les textes iniques en matière de libre mariage de la femme avec qui elle aime, de vente et de consommation d’alcool, de liberté sexuelle entre majeurs consentants, ainsi que l’abrogation de l’homophobie contraire à une religion de justice et la criminalisation du cannabis, une substance ne devant plus figurer dans la liste des stupéfiants, étant moins nocive que le tabac.
La corruption est dans les têtes
D’aucuns rétorqueront que de tels sujets, aussi importants soient-ils, sont loin d’être prioritaires. En cela, ils se trompent ou cherchent à tromper. Car de tels sujets nourrissent les blocages dans les têtes sur le refus de l’autre, le différend, ou celui qu’on considère comme inférieur. De surcroît, comment imposer le respect de la loi si elle est manifestement injuste ? Comment empêcher d’aggraver l’injustice avec le projet de loi de réconciliation économique toujours maintenu à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) alors qu’on est loin d’avoir éliminé les injustices actuelles ?
La corruption n’est que le fait de gâter, enlaidir et détériorer. Et elle est d’autant plus grave qu’elle s’arroge un justificatif moral ou religieux à travers un texte juridique se présentant l’incarnation des valeurs quand il n’est que leur violation caractérisée. C’est ce qui se passe avec les textes précités participant de la détérioration du sens démocratique et du vivre-ensemble tout en pourrissant les rapports humains paisibles en les corrompant mentalement.
Se limiter à guerroyer contre quelques têtes bien connues de la corruption dans le pays sans arracher les racines qui leur permettent d’exister et de se démultiplier, c’est échouer lamentablement dans cette guerre, car le terreau restera en l’état et de nouvelles têtes finiront par remplacer celles qui tomberont, étant corrompues du fait de la loi elle-même qui produit aujourd’hui, en toute légalité, les mentalités altérées et perverties.
(*) Farhat Othman est un ancien diplomate tunisien.
(**) Cet article a été publié initialement sur le blog de l’auteur. Nous le republions ici avec son aimable accord.