Avec la réduction des ressources et la libération des besoins, un tel gouvernement par la consommation scie la branche sur laquelle il est assis. Un jour ou l’autre, la satisfaction des besoins va buter sur la rareté des ressources que l’on n’a pas pu administrer de manière efficiente. Il ne va plus pouvoir surfer sur un mouvement social qui se démonte. Il devra le faire sur une violence sociale que va créer la frustration*.
C’est de l’échec d’un tel processus de normalisation que la société et l’Etat algériens doivent revenir. L’industrialisation autoritaire, puis la dépense publique et une pseudo-liberté d’entreprendre, dans laquelle la société n’était pas partie prenante, n’ont pas permis à la société d’adopter des normes de gestion moderne, ni au gouvernement politique et administratif de s’objectiver dans des règles de droit.
De cet échec, le droit est resté extérieur à la société et le gouvernement n’a pu que surfer sur le mouvement social d’expansion des besoins. Le gouvernement s’est effectué sur le mode de la division de la société et le culte de sa propension à consommer au moyen d’une dissipation des ressources. Il a injecté des ressources dans la société de consommation pour répondre au désir d’intégration de la société au monde et à ses pulsions en dissipant le capital (naturel et humain mais pas seulement) et en se servant des différents motifs disponibles pour établir leur répartition.
Avec la réduction des ressources et la libération des besoins, un tel gouvernement par la consommation scie la branche sur laquelle il est assis. Un jour ou l’autre, la satisfaction des besoins va buter sur la rareté des ressources que l’on n’a pas pu administrer de manière efficiente. Il ne va plus pouvoir surfer sur un mouvement social qui se démonte. Il devra le faire sur une violence sociale que va créer la frustration. Un nouvel emballement de la guerre contre le terrorisme pourrait s’ensuivre. Et on aura beau dire, la fin sera inscrite dans le moyen.
Quelle alternative à une telle issue prévisible ? Une seule et difficile : le retour à la normale signifie un retour à la production et à l’application d’une politique d’austérité pour rééquilibrer les besoins et les ressources. La société est-elle prête à contenir ses pulsions sur lesquelles elle a été rabattue et acceptera-t-elle un tel programme ? À quelles conditions ?
La réponse peut être positive sous trois conditions. Tout d’abord en établissant un rapport au monde pacifié qui puisse permettre les échanges nécessaires à une incorporation des normes mondiales de production de sorte à établir notre part dans la valeur ajoutée mondiale à un niveau acceptable.
Etant donné le fort potentiel de croissance africain et l’excédent de l’offre mondiale, il s’agira moins d’exporter une production que de permettre un déversement du savoir-faire du nord de la Méditerranée en crise vers les pays d’Afrique du nord pour accroître les capacités locales de production de sorte qu’elle soit en mesure de satisfaire les besoins internes à plus ou moins longue échéance.
Autrement dit, en acceptant un fort décalage entre consommation et production, de forts taux d’épargne et d’investissement pour attirer une main-d’œuvre qualifiée, payer des salaires élevés et incorporer un savoir faire dans un processus de préservation du capital naturel et d’accumulation des autres.
Un tel rapport souhaité au monde bute sur certaines dispositions sociales et politiques. Pour cela il faudrait que les pouvoirs politiques et médiatiques renoncent à manipuler les croyances et à surfer sur le mouvement social en se livrant à différents genres de surenchères.
Il faudrait qu’ils aspirent à former des citoyens responsables et non à construire des pseudo-armées de croyants pour combattre de pseudo-hérésies. Les citoyens devraient eux-mêmes réapprendre de nouvelles rationalités dont celle économique qu’ils ont désappris. Il faudrait un aggiornamento idéologique et de nouvelles orientations sociales. Le monde est mis en crise par les nouvelles révolutions technologiques et la course à la puissance.
Si l’on doit modérer la seconde, pour le premier point, il nous faudra suivre la pente du monde. Le pays n’est donc pas le seul en cause. C’est à une paix du monde, aujourd’hui menacée, qu’il faut travailler. Une paix qui passe par une meilleure répartition des capacités et une modération de la consommation.
Si nous ne parvenons pas à un tel résultat, pour arrêter l’afflux des réfugiés économiques sur la rive nord de la Méditerranée par exemple, les pays européens préféreront le feu dans les pays d’origine plutôt que d’affronter de tels flux sur leur continent (1). Ils se préparent déjà à une telle confrontation, à une telle destruction de ressources humaines inutiles et dangereuses.
Combattre les passeurs transméditerranéens ne nous fera pas sortir de la mauvaise pente qu’aura prise le monde. L’Ukraine et la Libye n’en sont que les premiers signes. Chez nous, petit détail certes, mais le prix de l’oignon sur le marché en est un autre. Ce qui se passe aujourd’hui s’apparente à un choc des continents que l’on travestira en chocs de civilisations pour conduire les opinions publiques à la guerre.
Les uns veulent préserver leur mode de vie, le monde voudrait qu’il soit mieux partagé afin que ne subsiste pas un tel dénivellement des modes de vie qui ne peut que lui occasionner de grandes secousses. Le drame récent causé par le naufrage d’un chalutier chargé de migrants au large de la Libye dimanche 19 avril, donnant la mort à 700 personnes et l’option militaire retenue par les autorités de l’Union européenne, font craindre le pire.
Une claire insertion donc dans le monde, acceptée de part et d’autre, qui serait une claire contribution à la paix mondiale. Le monde musulman fait partie du monde occidental, même si celui-ci a été trop identifié au monde européen. L’alliance entre l’Asie et l’Afrique, datée de la domination européenne et américaine du Nord, l’intensité de l’opposition ancienne entre l’islam et le monde chrétien du temps où le centre du monde occidental ignorait celui du monde extrême-oriental, ne doivent pas cacher le fonds monothéiste commun entre les deux mondes. Ce fonds commun qui a été troublé par la domination européenne en voulant le réduire au sien.
La paix dans le monde actuel exige de nouveaux équilibres avec la satisfaction de l’aspiration de chaque culture à l’universalité. L’Europe et l’Amérique du nord ne peuvent en garder le monopole. Il faut admettre la multipolarité du monde, le droit de chaque pôle à l’universel et renoncer à une domination hégémonique. Le rapport de bon voisinage entre les deux rives de la Méditerranée doit être entériné. Ni le monde européen, ni une partie du monde musulman ne peuvent penser s’imposer l’un à l’autre.
La xénophobie qui monte actuellement en Europe et prend la forme de l’islamophobie est une attitude de pis-aller. L’aventure coloniale s’est mal terminée, il faut en prendre acte. Le monde européen n’a pu intégrer le monde musulman quand il était sous sa domination, ce dernier ne doit pas céder au ressentiment. Les sociétés doivent évoluées aux côtés l’une de l’autre sans volonté d’hégémonie. Il faut transformer le pluralisme en richesse, les cultures diverses en ressources. Un meilleur rapport à l’altérité, une meilleure intelligibilité des fonds communs et des différences, nous permettrait de relativiser les différences culturelles au sein du monde monothéiste (2). Une politique équilibrant les besoins et les capacités à l’échelle du monde, une politique respectueuse de l’altérité et des différences plutôt que d’hégémonie, doivent être préconisées.
Ensuite ce rapport au monde ne peut se concevoir sans une société active. Car c’est de son activité que dépend l’incorporation, la production des normes de production et d’échange. Elles ne peuvent lui être plaquées de l’extérieur. Les pouvoirs doivent être au service d’une telle démarche pour que puissent s’objectiver les règles d’un Etat de droit. Alors seulement il sera possible d’envisager un retournement de la situation, celle d’une société de consommation en une société de production, ainsi que le rééquilibrage des rapports Nord-Sud autour de la Méditerranée. Autrement ne pouvant subsister sur sa pente actuelle, la société ne pourra qu’assister, impuissante, à la montée de la part de la violence dans la régulation sociale et étatique (3).
Et troisièmement en créant les conditions nécessaires à l’établissement d’un tel rapport actif et positif de la société au monde, à la réalisation d’une telle volonté sociale et politique. Conditions qu’il est prématuré de vouloir aborder.
Pour le moment, il semblerait que le gouvernement, pour pouvoir continuer à surfer sur le mouvement social, table sur une conjoncture mondiale qui relativiserait la situation algérienne. A plus ou moins long terme, pour conserver sa posture, il peut être tenté de miser sur le secours d’une nouvelle technologie de gouvernement des comportements des populations (4), le « gouvernement algorithmique », que lui vendraient volontiers les puissances technologiques.
Il compterait d’abord donc, sur une expansion de la violence et de l’austérité à l’extérieur des frontières qui précéderaient celle interne, de sorte que l’opinion puisse en être avertie et qu’il puisse se prévaloir de la situation mondiale pour imputer les déboires internes à un coup du sort et faire accepter le type de gouvernement répressif (une politique d’austérité imposée de sa position externe) nécessaire comme indépendant de sa volonté.
Cette attitude constitue un pis-aller. D’abord elle se sert du malheur des autres pour faire accepter un sort relativement enviable, ensuite elle ne contribue pas à la paix dans le monde. Plutôt que de faire preuve d’imitation de partenaires en situation d’échec, derrière lesquels on pourrait se réfugier, peut être est-il temps de faire preuve d’imagination : puisqu’il faudra bientôt faire preuve d’une certaine autorité pour contenir la violence autant faire qu’elle ne ressemble pas à celle du maréchal Sissi et qu’elle n’aboutisse pas à l’escalade de la violence dans le monde mais à sa résorption.
*Arezki Derguini, député du Front des forces socialistes (FFS),
Notes
1. Crise des migrants: l’option militaire européenne est-elle réaliste?
2. La pensée d’un philosophe comme celle de François Jullien, helléniste et sinologue, peut être cité en exemple. Son attitude : comprendre la Chine pour mieux être « Grec », sa conception de la culture comme ressource et non comme identité, tout ce genre de pensées peuvent contribuer, à mon sens, à la construction d’une véritable paix mondiale. Voir « L’écart et l’entre Ou comment penser l’altérité. »
3. Bertrand Badie : » Autrefois, les guerres étaient affaire de compétition de puissance; aujourd’hui, les nouveaux conflits expriment des déficits graves de puissance, soit un défaut d’institutions solides et légitimes, soit des pathologies sociales graves. Le « printemps arabe » s’est construit conformément à cette logique. In « Aucun des conflits récents n’a pu être résolu par l’usage de l’instrument militaire»
4. « Le nouveau pouvoir statistique Ou quand le contrôle s’exerce sur un réel normé, docile et sans événement car constitué de corps « numériques »… » par Antoinette Rouvroy et Thomas Berns.