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Départ du système en place: faut-il négocier ? (contribution)

Par Maghreb Émergent
février 12, 2020
Départ du système en place: faut-il négocier ? (contribution)

 

Certains esprits chagrins serinent une musique douce aux oreilles des tenants du système et à ceux pour qui l’Algérien et l’aire de civilisation dans laquelle il s’inscrit, ne peuvent engendrer un Etat de droit et une démocratie. L’orage est passé, les choses vont reprendre leur cours « naturel », croient-ils, en feignant de le déplorer.

Ne leur en déplaise, il en va tout autrement. La révolution démocratique algérienne, le Hirak, a d’ores et déjà réussi l’essentiel. Les citoyens algériens ont pris conscience de leurs droits inaliénables. Collectivement ils exigent le respect de leur souveraineté, individuellement celui de leurs droits et de leur liberté.

Ils sont résolus à lutter pour le respect de leurs droits. Le déni de ces droits qui pouvait paraître hier encore supportable, est devenu à la faveur du Hirak, inacceptable. Il n’y aura pas de retour en arrière, comme le proclament les manifestants. La dynamique sociétale est de leur côté.

Les générations qui suivent, plus éduquées, plus urbaines, plus féminines et qui ont assisté à cette renaissance, amplifieront dans les années qui viennent, le combat pour le changement. Les laudateurs superficiels de « l’Algérie profonde » en seront pour leur frais.

Cette exigence forte nourrit le Hirak et fait émerger chaque jour de nouvelles initiatives, de nouveaux engagements, bien décidés à réaliser le projet commun. Ces initiatives se structurent et s’organisent aujourd’hui, pour peser dans la négociation qui viendra tôt ou tard, pour mettre en place les mécanismes du changement.

Le Hirak a en effet contraint le pouvoir à admettre que la crise politique ouverte par la contestation populaire du cinquième mandat, est systémique. En ce sens, elle est révolutionnaire.

Autrement dit, si le cinquième mandat a été promu, ce n’est pas seulement le fait du clan Bouteflika, dont la mise à l’écart aurait suffit alors, à régler le problème, mais c’est d’abord la conséquence de l’absence de contrepouvoirs et d’institutions respectées qui auraient pu l’empêcher.

Le Hirak a obtenu la reconnaissance du fait, jusque là nié avec obstination, que la crise est politique et institutionnelle.

Politique, car ce que révèle la crise du système est que la souveraineté populaire n’a jamais été respectée. Ce n’est pas le peuple qui a fait appel à Bouteflika, ni exigé qu’il reste pour plus de quatre mandats. Un groupe accapare ainsi la souveraineté politique en Algérie sans aucune forme de légitimité, comme le révèle paradoxalement la reconnaissance officielle de la souveraineté populaire. Quand on est légitime, on l’affiche.

Institutionnelle, car les institutions se sont révélées dépourvues de pouvoirs réels et ont assisté à la déliquescence de l’Etat sans jamais réagir. L’illustration de cette déliquescence est l’incarcération, à la faveur de la crise, des figures les plus marquantes de la classe politique et de la haute administration de ces dernières années, pour faits de corruption ou pire encore.

Ainsi malgré l’urgence avérée d’autres dossiers tels que l’économie ou la crise régionale, la priorité est donnée à la refonte des institutions au grand dam des tenants du système qui auraient voulu l’éviter, pensant qu’une élection présidentielle arrangée, aurait suffit à clore le débat.

C’est une première victoire. Mais elle restera sans lendemain si le mouvement révolutionnaire ne fixe pas, par la lutte et demain par la négociation, les termes du changement institutionnel.

En effet la Constitution et les institutions qui y sont définies et codifiées, sont la clef de voûte d’un système politique dans un Etat de droit. Pour qu’une Constitution soit effective cependant, c’est à dire respectée dans son esprit et dans sa lettre, il faut que le souverain soit au fondement de sa rédaction. Si donc l’on veut une Constitution qui fonde la démocratie, c‘est le peuple reconnu comme souverain, le demos, et ses représentants élus qui doivent être au coeur du processus constituant. Toute autre procédure relèverait d’une démarche d’octroi tels que les monarchies européennes l’ont pratiqué dans le passé, en promulguant des Chartes.

Si donc le processus constituant est si important c’est parcequ’il dit au fond la nature du régime politique. Il dit qui est souverain, une oligarchie, un groupe, ou le peuple représenté par des élus librement choisis.

On ne peut fonder de manière non démocratique une démocratie.

Pour autant, une question légitime se pose, outre le caractère non démocratique du processus constituant, la politique de refonte des institutions annoncée, n’est elle pas un nouveau leurre porté par un régime qui n’a pas hésité à organiser son « élection » contre la volonté des Algériens ?

Les axes de la modification constitutionnelle proposée et le processus qui le fonde, montrent en effet le caractère limité d’un tel changement

Il va sans dire que le système dont l’adaptabilité n’est plus à démontrer, a sa vision de ce que doit être le vrai faux changement. Cette vision s’exprime, entre autres, dans le maintien des prérogatives trop larges du pouvoir exécutif.

Sur le terrain, la continuation de la politique répressive du mouvement citoyen achève de discréditer l’ouverture proclamée. On juge les politiques sur les faits et non sur les paroles.

En réalité, le moment politique que nous vivons est issu de la conjonction de deux phénomènes indépendants. Une crise et une révolution.

La crise, d’une part, est celle interne du système qui a produit l’aberration du projet du cinquième mandat. Ce projet est le produit direct du mode de gouvernance et de prise de décision par consensus entre les clans du régime. Le système a ainsi montré le peu de cas qu’il fait de l’intérêt national, tout en se réclamant d’un nationalisme intransigeant.

Le choc engendré par le sursaut populaire et l’annulation de ce projet, a entraîné la dislocation du système qui vit sa plus grave crise depuis la confiscation du pouvoir en 1962.

Ce séisme qui cette fois, n’a épargné aucune catégorie au sein de la nomenclature du régime, est sans précédent. Il n’a pas fini de produire ses effets. Après le choc initial, il y aura des retombées pendant longtemps encore. Dès lors, le vrai leurre consiste à faire croire que la crise est aplanie et que tout est maîtrisé.

Les acteurs du système ont compris que nul n’est à l’abri des conséquences des dysfonctionnements du système. Le système, pour survivre, a dévoré ses enfants tel un Moloch, et engendré l’instabilité dans le pays.

Certains acteurs du système, non des moindres, sont dès lors convaincus de la nécessité du changement. Ils s’opposent aux conservateurs du régime, partisans de la ligne dure, phénomène bien connu dans les crises existentielles des régimes autoritaires.

Cette crise a montré que le système est structurellement instable et dangereux pour tous, c’est là une nouveauté pas toujours bien perçue. Son dépassement est une nécessité pour ces acteurs, pour qui c’est donc aussi une question d’intérêt bien compris.

La révolution, d’autre part, est le produit de la transformation rapide et profonde de la société algérienne. Cette société est aujourd’hui majoritairement urbaine (plus de 70% de la population vit en ville), jeune (l’âge médian est de 28 ans), éduquée (plus d’un million et demi d’étudiants), féminisée (plus de 60% des diplômés sont des femmes) et connectée (plusieurs dizaines de millions de compte facebook). Bien sûr l’Algérie traditionnelle existe encore, celle qui se reconnaît dans un système autoritaire en phase avec ses valeurs patriarcales ; mais elle est en déclin accélérée tandis que l’Algérie nouvelle émerge. Cet effet de ciseaux entre cette émergence et ce déclin, est aussi un facteur d’instabilité.

Le mode de fonctionnement, la culture et les codes de la société émergente sont aux antipodes de la culture politique du système. Il y a ainsi une tectonique des plaques entre la société et le système qui n’ira qu’en s’aggravant si un changement réel, une sortie du système, n’a pas lieu à court terme.

La conjonction de ces deux phénomènes, crise interne du système et révolution citoyenne, crée un moment politique propice au changement réel du système politique. Il appartient à tous les acteurs engagés dans la voie du changement de faire en sorte que celui-ci soit démocratique.

L’un des obstacles majeurs à cette transformation réside dans le fait de sous-estimer ou de se méprendre sur la nature de la crise/révolution que nous-vivons.

Ignorance réciproque sur la base de laquelle se développent toutes les élucubrations complotistes.

Le risque est grand en effet de laisser passer cette réelle opportunité de bâtir une nouvelle république. La nature politique a horreur du vide, faute d’une sortie négociée du système, ce dernier peut muter en un système hybride. On peut lire entre les lignes les termes du nouveau contrat politique projeté. Le système modernisé tolérerait une forme locale de démocratie et de désignation élective d’un certain nombre de responsables mais conserverait la haute main sur les fonctions régaliennes. Le périmètre de la tutelle serait réduit à l’essentiel. Un protectorat interne en quelque sorte.    

Le Hirak est un mouvement citoyen pacifique et déterminé. Ce qu’il exprime par ses manifestations qui durent depuis bientôt un an (fait unique au monde par son ampleur et sa durée), mais aussi par son refus d’engager d’autres formes d’action telles que la grève générale, c’est sa volonté d’obtenir la sortie du système par une voie pacifique c’est-à-dire par la réforme et la négociation.

Dès lors la question : faut-il négocier ? Devrait plutôt être posée sous la forme, que doit-on négocier, comment, quand, avec qui et sous quelles conditions ?

Toutes questions qui peuvent trouver des réponses appropriées dès lors qu’est clairement rappelé et acté le point officiellement admis par le pouvoir et réclamé par le Hirak, la pleine et exclusive souveraineté populaire (qu’expriment les slogans « Etat civil » et « indépendance »). Souveraineté populaire sans laquelle il n’y a pas de souveraineté nationale, comme l’a montré la révolte contre le cinquième mandat qui a vu le peuple seul, s’opposer à cette forfaiture et sauver le pays.

Les diverses composantes de la société civile, collectifs, associations, partis, syndicats…  travaillent aujourd’hui à réunir une large coalition des forces en phase avec le Hirak  pour, au sein d’un Congrès National, poser les termes précis de ce changement. Cette démarche apportera la réponse à la question des conditions et termes de la négociation à venir.

Ceux qui aujourd’hui acceptent de partir en ordre dispersé « négocier », ne servent ni les intérêts du pays, ni les projets de leurs mouvements à supposer qu’ils en aient.

C’est l’intérêt de tous les Algériens, sans exclusive aucune, qu’une telle démarche aboutisse afin de reconstruire des institutions, aujourd’hui en ruine, sur une base démocratique. L’Histoire montre que la stabilité et la pérennité d’un Etat ont pour seuls fondements des institutions légitimes.

Négocier demain signifiera-t-il quitter le domaine de la protestation populaire ? Non bien sûr car c’est la mobilisation populaire qui est le moteur du changement.

Lutter comme si on ne négociait pas, négocier comme si on ne luttait pas, sera ainsi le leitmotiv classique d’une telle démarche.

La politique dit-on, est l’art du possible. On peut lui préférer la posture du rejet de tout compromis, posture non dénuée d’un certain panache. Mais dans ce cas on est dans un autre registre.

Djaffar Lakhdari

Membre du Collectif de la société civile pour une transition démocratique

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