Par El Kadi Ihsane
Le journaliste disparu a vécu très intensément les quatre années passées parmi nous à la rédaction de Radio M- Maghreb Emergent. Une empreinte XXL sur tous ceux qui l’ont connu. Echantillon ici.
Ce sont trois enfants. Huit à dix ans. Leurs yeux sont embués. Les cris des femmes sont retombés, l’ambulance a démarré et je me retrouve seul dans ma voiture. Ils me demandent s’ils peuvent venir avec moi. Je dis spontanément oui d’habitude. Je leur réponds qu’ils sont quand même trop petits pour aller dans un cimetière.
Même pas de la famille. Les petits voisins. Ils veulent le suivre. Comme les centaines d’adultes sans voix. L’histoire s’est arrêtée la. Elle m’a brutalement plongée dans le déni jeudi matin. Je n’en sors pas. Hamza ne peut pas se noyer. Surtout pas s’il a renoncé à faire son exploration en caméra GoPro. Je refuse de tout mon esprit cette banale fatalité. Ce sentiment, je ne l’ai connu qu’une seule fois déjà dans ma vie. L’incrédulité qui flotte durant de très longues secondes et qui brouille la perception des sens.
C’était le 15 janvier 1986 lorsque j’arrive à la rédaction de Horizons et que tombe une dépêche de l’AFP qui annonce la mort, la veille en début de soirée, de Thierry Sabine dans un crash d’hélicoptère au Mali. Mon entretien exclusif avec le fondateur du Paris-Dakar réalisé deux jours plus tôt à Tamanrasset sortait le même jour. Il ne pouvait donc pas décéder. Refus. Hamza Chellouche m’a parlé quelques jours auparavant de cette grotte « sous marine » que les jeunes riverains de Rocher Bleu à Ain Benian lui avaient fait découvrir un jour de mer huileuse cette fin d’été. Il allait revenir la filmer en caméra GoPro. Il avait des étoiles dans les yeux. Comme Thierry Sabine lorsqu’il me parlait de ses projets pour le Dakar. A chacun son Graal. Les rêves communicatifs diffusent des ondes immortelles. Et leur source porteuse apparaît comme à l’abri de la finitude. Anis Hamza Chellouche en était. D’ou le déni. Pas à ce moment là. Pas comme cela. Pas acceptable.
L’invention de la Silmya
Hamza est un écorché vif joyeux. La première fois que je l’ai croisé à Londres à la fin de son cycle de formation et d’une première expérience professionnelle, il sortait d’une rupture amoureuse ravageuse. Alternance d’incompréhension et d’autodérision. « Mektoub ». Il était spontanément touchant. Il fait alors le choix de solder ses six années d’exil. La récompense ultime de ce choix lui tombe le 22 février 2019.
Avec Ghiles, mon fils, son ami, ils partagent la naissance à Kouba, le port des couleurs du RCK, la grisaille des mauvais jours de Londres et désormais, de retour en Algérie, les gaz lacrymogènes à l’approche du palais d’El Mouradia. Hamza Chellouche, c’est un peu l’invention de la Silmya, ce jour là. Avec ses amis, il protège des personnes vulnérables autant que des policiers anti émeutes isolés dans la foule. Il était, le jour j, dans le magma originel ou est né l’esprit du Hirak. Pas de violence, la manifestation tient déjà la recette de sa longévité. De sa force. Et Hamza en abrite le cocktail des ingrédients : jeunesse, éducation, détermination, rêve, insoumission, tolérance, ouverture d’esprit. Il est alors naturellement jamais loin de la clameur de la rue. En couverture à hauteur d’hommes. Souvent sur les balcons de Didouche Mourad pour capturer, en panoramique, l’étendue des nouveaux possibles.
Les deux grandes années du Hirak qui vont jusqu’ à la mi avril 2021 et l’Etat de siège sur le théâtre de ses espoirs ; ont ouvert un cap à Hamza. Il va témoigner de son époque. Tout en la changeant. Comme ses millions de compatriotes, jeunes et moins jeunes, qu’ils captent dans ses stories. Ses nouveaux amis. Il surnage dans l’écume des marches populaires, se fait interpeller quelques fois par les RG. Il en perd son Smartphone dans une cohue aux dernières marches du printemps. Et traverse l’été en zombie en attendant des jours meilleurs.
Un spoiler dans le cerveau
Je suis assis sur mon siège de présentateur, la tête enfouie dans mes bras. Les sanglots fugitifs. Les secondes se sont égrenées, longtemps. Et le déni s’est dilué. Il est bien mort. Noyé. Il est à la morgue.
Tout le monde pleure autour de moi. Ils ne sont pas tous devenus fous. Ils sont une autre dépêche de l’AFP, qui fige les icones du mouvement, que je pensais intouchables. Hamza avait ses temps faibles. On ne gardait de lui que ses irruptions. Un torrent d’énergie sur Maranach Saktine (MS) qui rendait les appels des auditeurs hauts en couleurs et la complicité avec Amira aussi efficace que détonante. Un tandem truculent qui riaient des chaines rompues par leur génération. Pas de sujet tabou ou presque à l’antenne. Une autre manière de parler de soi. De nous. En mars 2020 avec le confinement et le lancement dans l’urgence de MS , Hamza Chellouche est à nouveau au début de quelque chose d’inédit, comme une année plus tôt aux abords du palais d’El Mouradia. Non seulement, nous n’allons plus nous taire, mais nous allons parler comme jamais de l’Algérie et des Algériens. En les laissant parler d’eux mêmes. Hamza a traversé la première année du Covid en mode d’urgence.
Toujours au seuil de la rupture. Le sourire en bandoulière. Les fêlures de l’âme en arrière boutique. L’écorché vif joyeux. Sa vie professionnelle prenait du bide. Chef d’édition en temps partiel avec Casbah Tribune de son ami Khaled Drareni, correspondant occasionnel de BBC en Algérie, présentateur de deux programmes à Radio M, son port d’attache, il était en droit d’esquisser des rêves « bourgeois », de carrière, en confidentiel. Hamza étouffe vite dans les scénarios bien ficelés. Il a un spoiler dans le cerveau qui lui rend la suite trop prévisible. Il a besoin de bouger pour changer le récit. Arpenter le hasard. Pour se sentir vivre. Comme Thierry Sabine, qui n’aurait pas du redécoller avec son hélicoptère en pleine tempête de sable, la nuit tombante.
Moment fusionnel à Tiferdoud
Hamza Chellouche a aimé la vie comme un amant anxieux et impétueux. Je me souviens de lui, fin 2017, coincé dans un impressionnant plâtre dans sa chambre à Hai El Badr, jovial et fracassé, sans l’ombre d’un regret. Il s’était fracturé le tibia-péroné dans un six de quartier en armant un tir à haut risque alors que le tacle de l’adversaire, pied décollé, arrivait déjà sur lui.
Le choc sonore des os qui éclataient a donné la nausée aux présents. Il me le racontait en riant. Comme un mauvais tour joué aux autres. Certain de revenir bientôt sur ses deux jambes. Et de cadrer des reprises de volées comme à ses meilleurs jours. Hamza est un compétiteur dans l’ADN. Rien ne le branche autant que le challenge. Le challenge athlétique sans doute autant que le challenge amoureux. Il s’enfermait de longues heures en salle de musculation. Il s’est offert un corps sculptural et ne comptait pas le cacher aux regards avides. Il a surtout aimé s’émerveiller de la vie. Et de l’univers, son foyer aux confins insondables. Il se passionnait d’astronomie.
A la recherche sans doute de la planète du Petit Prince. Sa décision de lancer sa propre chaine You Tube et de produire des Vlog l’avait remis dans l’hélicoptère de Sabine ce mois de septembre. Avec le chanteur Daniel Balavoine et tous les décrocheurs d’étoiles qui défient le vent.. Il voulait, avec sa GoPro, faire découvrir à son public des sites improbables et des situations inédites. Il avait les aptitudes pour capter et transmettre. Faire vibrer. Son regard empathique ma servit de refuge dans ma détresse le 31 octobre 2019 lorsque j’ai donné, pour la première fois à Tiferdout devant sa famille, mon témoignage de l’assassinat de Kamel Amzel le 02 novembre 1982. Il était venu filmer un direct sur Facebook pour RadioM. Il aurait pu tout aussi bien débuter sa chaine You Tube ce soir là, de brumes et de larmes.
Un moment fusionnel qui fait de Hamza Chellouche , un être à qui l’on concède forcément une part de soi. Dans une connivence de têtes brulées. Au retour à Alger, à presque minuit, l’hélicoptère, pas le même, celui de la police, tournait encore au dessus du centre ville. Prologue d’un grandiose vendredi premier novembre du Hirak populaire, le lendemain.
« Un temps pour mourir »
Je suis sous assis à l’ombre sous un arbre du cimetière de Ben Omar et j’attends Hamza. Je ne veux pas croiser beaucoup de monde. Je raconte le même récit depuis la veille et mon regard s’embrume trop vite. Je n’accepte pas la fin de l’histoire. Avec Réda, le réalisateur en chef à Radio M qui avait tant de mal à dompter l’effervescence de Hamza à l’antenne, nous avons tenté de comprendre.
Sur le rocher bleu jeudi, une implacable vérité, quatre heures après le drame. Il ne fallait pas partir dans l’eau sans un autre nageur à proximité. Hamza connaissait le spot. Il était même entré dans la grotte en apnée. Un jour de mer très calme. C’est à dire dans une autre mer. Mais là, il avait renoncé à son tournage. Impossible. Il restait donc la baignade. Une récréation. Caméra GoPro sur la tête ? Cela peut changer la donne de vouloir filmer sans masque et tuba. L’Apnée en surface amène le désordre respiratoire. Et le retour sur le rocher est barré par le reflux de la houle. Hamza avait conscience du risque. Il avait parlé de « time to dive », un temps pour plonger dans sa story sur Instagram. Il était tout lui même à cet instant. Léger par dessus les contingences du risque. Fragile par l’évocation d’une issue quelque part dans un coin de son cœur.
Je cherche toujours l’explication de ce qui s’est passé. Anis Hamza Chellouche ne peut pas couler à pic dans le gouffre de ses rêves. Je n’aime pas cette fin. Je veux la changer. Je regarde le cortège descendre vers la partie boisée du cimetière. Ils sont par centaines à le suivre. En silence. Mon jeune ami va vraiment partir. Je cherche du regard Ghiles, et la réminiscence de la Rechta à Londres, la première rencontre. Je tombe sur les trois enfants faufilés parmi les adultes. Ils sont venus seuls à pied de Hai Badr pour lui dire adieu. Ils aiment tant Hamza. A ce moment, je sais que je l’aimerai toujours.