Ce texte retranscrit l’intervention de Mohammed Harbi*, le 25 novembre 2014, lors de la célébration religieuse en mémoire de la regrettée Fanny Colonna, sociologue et anthropologue algérienne décédée le 18 novembre dernier. Pour cet historien du mouvement de libération national algérien, l’hommage que lui doit l’Algérie va aussi à tous les chrétiens qui ont contribué à la victoire contre le colonialisme.
J’ai connu Fanny Colonna, en juin 1975, lors d’un colloque consacré aux rapports entre le politique et l’ethnologie au Maghreb. Sa communication s’intitulait : » Production scientifique et position dans le champ intellectuel et politique : deux cas, Augustin Berque et Joseph Desparmet « .
Toutefois, mon rapport à Fanny ne s’inscrivait pas dans le champ académique mais dans le champ politique. Ce fut, d’abord, un rapport à distance. Lycéen à Skikda, je fus un jour sollicité par un chef scout, Zerouk Bouzid, pour assurer la diffusion d’une publication que lui avait envoyée Salah Louanchi : il s’agit de Consciences maghrébines, une revue annonciatrice de la naissance d’un courant de pensée anticolonialiste au nom de la conscience chrétienne. Le professeur André Mandouze en était l’animateur. Je sus, plus tard, que Fanny appartenait à ce courant, qui constituait une chance pour l’affirmation d’un nationalisme démocratique, œuvrant à une société multiculturelle et multiethnique.
Chacun sait que l’éveil de l’Algérie à une existence historique a fait de grands progrès après 1945. La critique des mythes fondateurs de l’Algérie coloniale, qui gagnait des secteurs de plus en plus étendus de la société, n’épargna pas la communauté européenne. Une mince frange des chrétiens d’Algérie – prêtres, étudiants et syndicalistes, à l’image d’Evelyne Lavalette, détenue politique – s’attaquèrent aux » écrans accumulés pour nier le caractère politique du problème algérien et le réduire à un problème économique et social « . Cette donnée, oh combien féconde, de l’histoire algérienne a été prise en charge à Alger par les Scouts musulmans, avec Mahfoud Kaddache, Salah Louanchi, Omar Lagha, Mohammed Drareni, Reda Bastandji et les centralistes du MTLD – auxquels Fanny a consacré une étude qui revoit les polémiques anciennes à la lumière des politiques de notre temps.
Loin d’atténuer cette avancée, la guerre la précipita. Des prêtres comme les abbés Albert Berenguer, Pierre Mamet, Jobic Kerlan, Jean Scotto…, les militants de l’AJAAS et les animateurs de Consciences maghrébines s’engagent dans la résistance et incitent l’Eglise d’Algérie, avec à sa tête le cardinal Duval, et le Vatican à la défendre. Hommes de l’ombre sur le sol algérien, détenus politiques dans les prisons, exilés à l’étranger, ils ont tous mis leur énergie et leur foi au service de la nation algérienne : » Nous ne venons pas en aide au FLN, dixit Pierre Chaulet. Nous sommes Algériens comme vous : notre sol, notre patrie, c’est l’Algérie, nous la défendons avec vous. Nous sommes du FLN. » Cette profession de foi, c’est aussi celle de Fanny. Son amour de la terre natale, qu’elle a exprimé tout au long de la guerre civile des années 1990 et jusqu’à son dernier souffle, a transformé sa vie de manière à lui donner un sens que la mort ne peut lui ravir.
L’hommage que l’Algérie lui doit va aussi à tous les chrétiens que le fanatisme religieux n’a pas épargnés. Ne les oublions pas. Le silence institutionnel sur leur contribution à la victoire contre le colonialisme n’a pas aidé à assurer leur sécurité dans la tourmente qu’a connue l’Algérie ces dernières années. Espérons que le rattrapage en cours y remédiera.
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Qui était Fanny Colonna ?**
Fanny Colonna est née en Algérie en 1934. Sociologue et anthropologue algérienne, Fanny a commencé sa carrière à la Faculté centrale d’Alger comme étudiante, puis comme assistante au département de sociologie. Elève de Mouloud Mammeri, puis de Pierre Bourdieu, elle a collaboré au CRAPE (actuel CNRPAH) à Alger en qualité de chercheuse CNRS jusqu’en 1980.
Directrice de recherche émérite au CNRS, Fanny laisse derrière elle une œuvre incontournable sur la sociologie de l’Algérie et de l’Aurès en particulier. Elle avait une passion enquêteuse qui transparaît dans ses travaux algériens, égyptiens et maghrébins. Fanny a été aussi membre du laboratoire Groupe de sociologie politique et moral à Paris, du laboratoire méditerranéen de sociologie à la MMSH d’Aix et enfin de l’Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux à Paris.
Dans le dernier numéro de la REMMM on peut lire un Entretien par Jean-Pierre Van Staëvel avec Fanny Colonna « sur la question du changement religieux en montagne, dans l’Algérie des XIXe et XXe siècle : retour sur l’ouvrage Les versets de l’invincibilité« . Peut-être l’un de ses derniers entretiens où elle retrace son itinéraire scientifique.
Fanny a vécu en Algérie jusqu’en 1993. Depuis elle vivait à Paris avec des retours ponctuels en Algérie. Sa disparition est une perte immense pour les sciences humaines et sociales du Maghreb et de la rive sud de la Méditerranée.
(*) Le texte de cette intervention nous a été transmis par l’Association pour le changement et la démocratie en Algérie (ACDA, France).
(**) Cette biographie a été publié sur le site de l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (France).