Abderrahmane Mebtoul* s’étend, dans cette contribution, sur le caractère « factice », pour ainsi dire, de la prospérité financière actuelle en Algérie. Pour une meilleure appréciation des performances de l’économie algérienne, il préconise de les analyser en prenant en considération l’importante dépense publique due à une conjoncture pétrolière exceptionnellement favorable depuis le début des années 2000.
Le secteur industriel, composé à plus de 90% de PMI-PMI peu initiés au management stratégique et à la concurrence internationale, représente moins de 5% du produit intérieur brut (PIB). C’est la dominance de la tertiarisation de l’économie (plus de 85% du tissu économique mais en majorité des petits commerce-services), avec celle de la sphère informelle marchande (50% du tissu économique global, 40% de la masse monétaire en circulation avec une intermédiation financière informelle), où se cote le dinar qui, au cours des trois derniers mois, est passé de 140 dinars/1 euro à 155/1euro . Les discours euphoriques ne doivent pas cacher l’amère réalité : après 50 années d’indépendance, l’Algérie n’a pas d’économie ; son économie, en 2014, est fondamentalement basée sur la rente des hydrocarbures.
Le PIB a été de 215 milliards de dollars en 2013, contre 208 en 2012, sur un PIB maghrébin durant l’année 2012 de 437 milliards de dollars, soit 47,59%. Le taux de croissance moyen entre 2000 et 2013 a été d’environ 3%, et en 2013, selon le gouvernement, de 4,2% contre 3,1% en 2012, pour une population estimée à 38,48 millions d’habitants. Les exportations ont été d’environ 65 milliards de dollars en 2012, contre 74 milliards de dollars en 2012. Les importations de biens sont passées de 47 milliards de dollars en 2012 à 55 milliards en 2013, auxquelles il faut ajouter environ 12 milliards de dollars de services, soit, au total, 67 milliards de dollars. Selon la Banque d’Algérie, les réserves de change – non compris 173 tonnes d’or – sont estimées à 192 milliards de dollars au 1 janvier 2014. La dette totale est estimée à 3,4 milliards de dollars en 2013 et la dette extérieure publique à 374 millions de dollars fin 2013.
A la lecture de ces données, il y a, effectivement, en Algérie un équilibre tant macro-économique que macro-social mais un équilibre relatif permis par les hydrocarbures grâce auxquels la dette extérieure et intérieure a pu être épongée et un vaste programme de réalisation d’infrastructures a pu être lancée (souvent avec des couts exorbitants et des malfaçons en comparaison aux normes internationales).
L’état de l’économie réelle voilé par la dépense publique
Se pose aussi le problème de l’interprétation objective de ces données ? Le taux de croissance du PIB, du taux d’inflation ou du taux de chômage se calcule par rapport à la période précédente. Il faut impérativement corriger le salaire nominal par l’évolution des indices des prix à la consommation qui sont historiquement datés (les besoins évoluant) et corriger le PIB par l’évolution des indices à la production. Il ne faut jamais raisonner à prix courants mais toujours à prix constants. Le PIB est un indicateur imparfait, qui voile les disparités sectorielles et surtout les inégalités dans la répartition du revenu national influant sur le modèle de consommation : en Algérie existe une concentration du revenu chez une minorité de couches rentières qui ne sont pas des entrepreneurs tournés vers l’investissement productif. Il est souhaitable de lui substituer l’indice de développement humain que préconise le PNUD incluant la santé, l’éducation et la qualité de l’environnement.
Par ailleurs, un taux d’inflation faible en 2013 en référence à un taux d’inflation élevé en 2012 donne un taux cumulé élevé. Idem pour le taux de chômage. Le taux d’inflation officiel est compressé par les subventions qui ont dépassé 20 milliards de dollars en 2013. Le Premier Ministre algérien a déclaré officiellement que subventions et transferts sociaux représentent 30% du PIB, soit environ 70 milliards de dollars. Cela ne peut durer car sans ces subventions, le taux d’inflation dépasserait les 10%. Ces subventions généralisées, sans ciblage sont à la fois source d’injustice sociale, d’inefficacité économique et freinent le développement du tissu productif local.
70% du PIB provient, d’une façon ou d’une autre, des hydrocarbures
Pour le calcul de l’emploi, il faut tenir compte de la prédominance des emplois-rentes, de la sphère informelle, des versements de traitements sans contrepartie productive pour calmer transitoirement le front social, notamment dans l’administration, des emplois temporaires non productifs, sans compter les sureffectifs dans les entreprises publiques économiques. Si on tenait compte de ces éléments, le taux de chômage réel dépasserait les 20%. Lorsqu’on sait que l’assainissement des entreprises publiques a coûté au Trésor public plus de 60 milliards de dollars entre 1971 et 2013, sans résultats probants 70% des entreprises publiques étant revenues à la case départ, alors que ces montants auraient pu être consacrés à la création de nouvelles entreprises dynamiques et à créer tout un nouveau tissu productif et des millions d’emplois à valeur ajoutée.
40% du PIB proviennent des hydrocarbures en calcul statique. Le taux de croissance de 5-6% hors hydrocarbures sont fictif s car tirés essentiellement par la dépense publique via les hydrocarbures, qui représenteraient globalement plus de 80% du PIB en tenant compte des effets indirects de cette dépense. Pour preuve, en 2013, environ 97-98% des exportations sont des hydrocarbures à l’état brut et semi-brut ayant permis, entre 2000 et 2013, d’engranger 665 milliards de dollars de chiffres d’affaires (à ne pas confondre avec le profit net de Sonatrach devant déduire les charges) et d’importer 70% des besoins des ménages et des entreprises publiques et privées, dont le taux d’intégration ne dépasse pas 15%.
Tout en reconnaissant un renouveau dans l’agriculture grâce au dynamisme des producteurs privés (la quantité existe mais les prix sont élevés), avec une aussi importante dépense publique, le taux de croissance aurait du être supérieur à 10%. Une étude de l’OCDE pour la région MENA montre clairement que l’Algérie dépense deux fois plus pour avoir deux fois moins de résultats par rapport aux pays similaires : mauvaise gestion, mauvaise allocation des ressources financières, option pour les infrastructures au détriment de l’entreprise et de son soubassement, le savoir, corruption…
Pour ce qui est du niveau des réserves de change, il est dû essentiellement aux hydrocarbures. 86% de ces réserves sont placés en bons du Trésor américain et en obligations européennes dont le taux d’intérêt fixe ne dépasse pas 3% (placement à moyen terme), couvrant à peine le taux d’inflation mondial. Une fraction minime est placée dans des banques internationales privées cotées AAA où le taux d’intérêt est plus élevé tout comme les risques.
Une coûteuse préférence pour l’infrastructure aux dépens de l’entreprise
L’actuel ministre des Travaux publics, Farouk Chiali, semble ne pas avoir tiré les leçons des résultats très mitigés de son prédécesseur, Amar Ghoul. Il continue sur sa lancée, où l’autoroute Est-Ouest est l’objet de scandales financiers relatés par la presse nationale et internationale.
Programmée initialement à 7 milliards de dollars et devant se terminer fin 2010, elle n’est toujours pas finie, connaît des affaissements réguliers et son coût dépassera les 13 milliards de dollars. En calculant les coûts selon les normes internationales (main-d’œuvre, utilités, matières premières , expropriation…), son coût global aurait dû être d’environ 50% moins élevé par rapport aux pays développés. Il lui est plus élevé de 25% à 35% . Or, en ce mois de mars 2014, le ministre des Travaux publics vient de sonner la mobilisation pour la route des Hauts plateaux , le dédoublement de 10.000 km de routes, la modernisation de 4.000 km autres, 265 km pour la 4ème rocade d’Alger, la réalisation de 500 ouvrages d’art et de 7 ports de plaisance et le réaménagement de 24 ports pour une enveloppe financière estimée à 60 milliards de dollars.
Le secteur du bâtiment-travaux publics-hydraulique (BTPH), moteur de la croissance actuelle, a mobilisé plus de 70% des 600 milliards de dollars (part en dinars et en devises) de dépense publique entre 2000/2013. Le capital-argent de ces segments provient ainsi des hydrocarbures. Or, les infrastructures ne sont qu’un moyen de développement. Les piliers du développement sont l’entreprise et son soubassement, le savoir, qui restent marginalisés. L’expérience montre une faible capacité d’absorption dans ces segments (divorce entre objectifs et moyens de réalisation), nécessitant le recours massif aux entreprises étrangères, souvent clé en main, sans mise en place d’instruments de suivi des projets (solution de facilité et source de corruption), ce qui explique le gonflement du poste servies au niveau de la balance des paiements. Que deviendront les centaines de milliers de travailleurs aussitôt les chantiers terminés ? Et s’il ya chute du cours des hydrocarbures pourra-t-on continuer à cette cadence et où trouver alors l’argent ? A-t-on analysé objectivement, en termes de projets concrets, les impacts économiques de l’autoroute Est-Ouest ? A-t-on analysé également les impacts de cette nouvelle dépense en termes d’opportunités ?
Un incertain avenir pétro-gazier
Il y a lieu également aujourd’hui de revoir la politique de l’habitat pour en faire une politique intiment liée à l’urgence d’un nouveau modèle de consommation énergétique. Fuite en avant, aucun responsable politique n’ose parler des risques majeurs encourus par le pays. En effet, 70% du pouvoir d’achat des Algériens dépend de la rente des hydrocarbures.
Les taux d’intérêts bonifiés qui tendent à se généraliser dans le secteur de l’habitat ne peuvent continuer que si le cours des hydrocarbures se maintient à un niveau élevé, l’Algérie de 2010/2014 fonctionnant sur la base d’un cours du baril supérieur à 100-110 dollars. Autrement, l’on risque de se retrouver avec une bulle immobilière comparable à celle des USA les emprunteurs ne pouvant pas rembourser à la fois la fraction du capital et les intérêts composés, avec des risques de faillite des banques primaires. Comment peut-on programmer plus de 2 millions de logements selon les anciennes méthodes de construction fortement consommatrice de ciment, de rond à béton et d’énergie alors que les nouvelles méthodes permettent une économie de plus de 30% ? Or l’Algérie va, à terme, vers une pénurie de gaz traditionnel car les réserves se calculent par rapport au vecteur prix international/ coût largement influencé par la concurrence internationale et celle d’autres sources d’énergie. L’on peut découvrir des milliers de gisements non rentables par rapport au vecteur prix international, Hassi R’mel et Hassi Messaoud ayant épuisé environ 45-50% de leurs réserves. La rentabilité à prix constant 2013 pour les GNL doit être de 15-16 dollars le MBTU et de 9-11 dollars pour les canalisations.
Force est de constater que l’Algérie perd de plus en plus de parts de marché étant passée de 13-14% du marché européen entre 2009/2010 à 9% en 2013. Selon Africa Energy Intelligence du 2 novembre 2013, le méga-champ gazier de Hassi R’mel connaît une baisse sensible de sa production, faute de travaux de développement et d’entretien. Ce site, qui produisait 75 milliards de m3 en 2008, n’en a livré que 55 milliards en 2012. Les exportations algériennes de gaz seraient passées de 60 milliards de m3 en 2007 à 52 milliards en 2011 et à 55 milliards en 2012 et à encore moins selon certaines sources en 2013 (entre 45 et 47 milliards alors que la consommation intérieure a été d’environ 35-37 milliards). Les réserves de gaz traditionnel ne sont pas de 4.500 milliards de mètres cubes gazeux (estimation de BP de l’année 2000 non actualisé) mais seraient inférieures à 3.000 milliards en 2013 (moins de 2% des réserves mondiales).
Les réserves de pétrole exploitables en termes de prix concurrentiel (en cas d’absence de découvertes rentables substantielles) sont estimées, en 2012, à 12.200.000.000 barils (0,8% des réserves mondiales). Si l’on estime à compter de 2012 une production de 2,2 à 2,4 millions de barils jour, se proposant d’exporter 1,6 millions de barils jour – environ 800 millions de barils annuellement – la durée de vie de ces réserves serait de 15 années, soit 2027. L’Algérie a importé en 2013, au prix international, 3,5 milliards de dollars de carburants
livrés sur le marché intérieur à un prix subventionné.
La rude concurrence gazière russe
En Algérie en 2017, la consommation intérieure risque de dépasser largement les exportations les capacités d’électricité devant doubler à partir des turbines de gaz et allant vers plus de 70/75 milliards de mètres cubes gazeux, soit plus que les exportations actuelles qui peinent à atteindre 50/55 milliards de mètres cubes gazeux. L’on devrait arriver, sauf découvertes exceptionnelles à un coût compétitif , à l’épuisement à l’horizon 2030 pour le gaz traditionnel. Nous devrons produire plus de 155 milliards de mètres cubes gazeux annuellement si l’on veut en exporter 85 milliards.
De nouveaux concurrents sont apparus tels que les Etats-Unis, des pays d’Afrique de l’Est (Mozambique, Tanzanie) et dans un proche avenir des pays de la Méditerranée orientale (Israël, Chypre et peut-être le Liban). La souplesse commerciale du Qatar, dont la part de marché en Europe approche celle de l’Algérie en 2012 (8-9%), en fait le concurrent le plus sérieux, avec Gazrpom. En effet, pour le court et le moyen termes doit être pris en compte la concurrence de Gazprom avec le North et le South Stream, qui contournent l’Ukraine (120 milliards de mètres cubes gazeux, expliquant le gel du projet Galsi : 8 milliards de mètres cubes gazeux pour un coût passé de 2,5 à plus de 4 milliards de dollars, donc non rentable au vu du prix actuel et 15% plus cher que le South Stream russe). Il faut prendre en considération également la concurrence américaine, avec la révolution du pétrole-gaz de schiste, ce marché représentant 20% (15-20 milliards de dollars par an selon les cours) des recettes de Sonatrach qui devra impérativement, à l’horizon 2017, avoir d’autres marchés. Pour le marché asiatique, l’Algérie, outre ses faibles capacités de GNL, aura des coûts de transport exorbitants pour l’atteindre.
L’ogre de la consommation intérieure
Les difficultés actuelles de l’Algérie dans le domaine de la production-exportation des hydrocarbures ne sont pas dus seulement à des difficultés d’approvisionnement après l’attaque terroriste de Tiguentourine, représentant18% des exportations de gaz pour un chiffre d’affaires évalué à environ 4 milliards de dollars. Elles posent la problématique des subventions qui expliquent la forte consommation intérieure, le prix de l’électricité étant plafonné depuis 2005 entraînant un déficit structurel de Sonelgaz (plus de 44 milliards de dinars en 2012), avec ce paradoxe : la consommation des ménages est plus élevée que celle des segments productifs ce qui s’explique par la désindustrialisation du pays. Cette politique des subventions, tant pour le marché intérieur qu’extérieur, devient intenable (le prix intérieur est environ le dixième du prix international). Cette politique a entraîné bon nombre de conflits avec des partenaires étrangers.
Une croissance durable implique forcément des réformes tant institutionnelles que micro-économiques toujours différées. D’où l’urgence d’un nouveau mode de gouvernance et d’une réorientation urgente de la politique socio-économique entre 2014-2020 vers une transition de l’économie de rente à une économie hors hydrocarbures, dans le cadre des avantages comparatifs mondiaux.
L’Algérie est liée à un Accord de libre-échange avec l’Europe depuis le 1 septembre 2005, le tarif douanier zéro étant prévu à 2020. Elle désire adhérer à l’Organisation mondiale du commerce. Ses espaces naturels sont le Maghreb, pont entre l’Europe et l’Afrique, dont l’intégration devient une urgence de l’heure, et les espaces euro-méditerranéens et africains (l’Afrique est un continent à enjeux multiples et d’avenir). La situation est d’autant plus inquiétante que des tensions budgétaires peuvent survenir en cas d’un fléchissement du cours des hydrocarbures prévu entre 2015-2017. Dans ce cadre, la stratégie des secteurs des travaux publics et de l’habitat au sein d’une vision globale maîtrisée et d’une transition énergétique (il faut redynamiser le Conseil national de l’énergie paradoxalement gelé depuis des années) devra être profondément repensée.
(*) Professeur des Universités, expert International en management stratégique.