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Idées

Pouvoir et Etat dans le monde arabo-musulman : éclairage théorique

Par Yacine Temlali
mars 26, 2014
Pouvoir et Etat dans le monde arabo-musulman : éclairage théorique

Dans cette première partie d’une longue contribution sur le pouvoir et l’Etat dans le monde arabo-musulman, Lachemi Siagh aborde différentes conceptions de l’exercice de l’autorité politique : les théories « absolutistes », pour ainsi dire, d’Ibn Khaldoun et de Hobbes, celle de Weber qui définit le pouvoir comme une domination reconnue comme « légitime » par les gouvernés et, enfin, celles de Locke, Rousseau, etc. qui le fondent sur un contrat social, librement conclu. La deuxième partie de cette contribution intitulée « L’exercice du pouvoir dans le monde arabo-musulman : une « wassatiya » théorique et une coercition bien réelle », sera publiée demain.

 

 

Au moment ou d’aucuns s’interrogent sur la nature du pouvoir en Algérie, ses véritables détenteurs et comment s’opère sa transmission, cette contribution vise à jeter un éclairage sur les pratiques dans le monde arabo-musulman et les points de vue des théoriciens de la question.

Ibn Khaldoun est le premier à donner, au Moyen Âge, une explication sociologique du pouvoir et de l’Etat dans le monde musulman. Selon lui, on ne peut obtenir le pouvoir qu’en s’appuyant sur le groupe et l’esprit de corps. La capacité de dominer et de se défendre ne peut s’obtenir que grâce à l’esprit de corps, qui implique le sentiment d’orgueil, l’encouragement mutuel au combat et la volonté de se battre les uns pour les autres jusqu’à la mort. De par sa nature, le pouvoir, dit-il, veut la gloire pour lui seul. Cette exclusivité de la gloire découle du fait qu’il est fondé sur l’esprit de corps, et l’esprit de corps résulte de la réunion de nombreux clans, dont l’un est plus puissant que les autres. Celui-ci les domine, les soumet à son autorité et finit par les absorber. Ce grand clan se forme seulement derrière ceux qui appartiennent à une grande maison et qui exercent le commandement. L’un deux doit être leur chef et les dominer, et c’est lui qui s’impose comme le chef de tous les clans, parce qu’il est issu d’une famille qui a la suprématie sur toutes les autres. Quand il acquiert une telle position il devient trop fier pour partager son autorité et son commandement- car l’orgueil et la fierté font partie de la nature animale-, et il ne tarde pas à suivre la pente de l’amour-propre qui est innée chez l’homme.

La politique exige que l’autorité soit exercée par un seul homme. Le chef met au pas les différents clans et ne permet à personne de partager son autorité. De la sorte il s’approprie toute la gloire et ne permet pas aux autres d’y prendre part. Cette caractéristique décrite par Ibn Khaldoun au Moyen Âge, demeure un fait dominant dans tous les systèmes politiques dans le monde arabo-musulman d’aujourd’hui, qu’ils soient monarchiques ou républicains.

Max Weber(1922), tout comme Ibn Khaldoun, a observé que toute société devait reposer sur un type de domination mais se démarque de lui en précisant que cette domination doit être reconnue comme légitime.

Le pouvoir selon Ibn Khaldoun (2002) est une fonction naturelle à l’homme. Vivant en société, les hommes sont contraints de s’associer et de coopérer. Comme l’injustice et l’agressivité sont inhérentes à la nature animale, il en résulte des dissensions qui aboutissent à des combats, lesquels engendrent des désordres. Les hommes ne peuvent donc demeurer dans l’anarchie, sans chef pour réprimer les actes d’agression mutuelle. Ils ont besoin d’une personne d’autorité – c’est le chef qui les gouverne. Comme l’exige la nature humaine, le chef doit être investi du pouvoir, de la force de contrainte et de l’autorité. En tout cela, l’esprit de corps est indispensable, car aucune action de revendication ou de défense ne peut se réaliser sans esprit de corps. D’après Ibn Khaldoun, le pouvoir n’appartient, en réalité, qu’à ceux qui sont servis par des sujets, lèvent des impôts et des taxes, organisent des expéditions militaires, défendent des frontières et n’ont au-dessus d’eux aucune force contraignante. C’est le véritable sens du pouvoir, tel qu’on l’entend généralement, nous dit Ibn Khaldoun.

 

L’autorité comme domination « reconnue légitime »

 

M. Weber (1922, trad. franç.1971) a une conception de l’autorité toute différente de celle d’Ibn Khaldoun. Pour lui l’autorité n’est pas le pouvoir de contraindre l’individu et d’extorquer des actes de soumission, mais une capacité reconnue comme légitime par les subordonnés. C’est la légitimation qui induit l’acceptation de l’ordre, faute de quoi la situation n’est pas à proprement parler « d’autorité » mais d’affrontement de pouvoirs. Max Weber(1962) définit ainsi les trois fondements de l’autoritéc’est-à-dire les trois types idéaux de légitimation :

– le premier type de légitimité dite charismatique repose sur la croyance dans les qualités exceptionnelles d’un individu ;

– une légitimité traditionnelle, au contraire, repose sur la croyance que l’ordre établi de manière immémoriale, par des traditions, est sacré en lui-même, que cela suffit à le justifier, par conséquent ceux qui ont reçu l’autorité, selon les mêmes traditions, ont le droit de l’exercer. Le pouvoir n’est jamais remis en question. Il est légitime parce qu’il existe et qu’il est, en quelque sorte, d’ordre divin ;

– le dernier type de légitimité de type rationnel repose sur la conviction que les procédures par lesquelles des règles sont fixées sont légales et, donc, la croyance dans le droit de ceux qui ont l’autorité de modifier ces procédures ou de les fixer, pourvu qu’ils suivent une procédure régulière.

De ces types de légitimité découlent des rapports d’autorité différents. Par exemple, pour une légitimité « rationnelle », l’obéissance est due à la loi ou au règlement. Lorsque le type de légitimité est traditionnel, l’autorité n’est pas de même nature, elle est personnelle : l’obéissance que l’on doit dans une légitimité traditionnelle s’adresse aux dirigeants en tant que tels, en tant que personnes qui occupent une position d’autorité d’après ses règles traditionnelles. Dans un type de légitimité charismatique, l’obéissance est également une obéissance personnelle, c’est-à-dire qu’elle repose sur la foi dans le chef charismatique.

L’autorité renvoie donc au pouvoir lié au poste hiérarchique ou à la fonction ; c’est ce que Mintzberg(1985) appelle « pouvoir formel » ou « officiel », qui constitue également une forme de pouvoir légitime. Selon lui, l’autorité prend sa source dans la coalition externe, là où se trouvent les agents d’influence qui disposent d’un pouvoir légitime (propriétaires de l’organisation…).

Alors que le pouvoir est la possibilité qu’un individu a d’imposer sa volonté à un autre, (Maillet.1988), la notion de pouvoir englobe le pouvoir légitime, le droit de commander ou de donner des ordres. L’autorité est liée à la notion de responsabilité et implique simultanément une position statutaire et des qualités personnelles. Ce sont ces dernières qui assurent l’entretien et la discipline. L’unité de commandement est donc fondamentale. Le commandement n’ayant d’efficacité que pour autant que les subordonnés en reconnaissent la légitimité (C. I. Barnard, 1938).

Dans l’approche khaldounienne, il n’est pas fait référence à la légitimité de type rationnelle, bien que selon les principes religieux, le choix des dirigeants soit basé sur la choura ou consultation. Depuis la période du califat, il n’y a pas eu de règles formelles considérées comme légales pour la nomination des dirigeants. De ce fait, si aujourd’hui, dans le monde musulman, les Etats ont établi des règles qui sont considérées comme légales, le véritable pouvoir de désigner les candidats revient aux dépositaires de la force.

 

L’autorité politique et l’« esprit de corps » dans la pensée d’Ibn Khaldoun

 

Pour Ibn Khaldoun, qui a développé son concept de ‘assabya ou esprit de corps, le pouvoir est détenu par un chef et son pouvoir est d’autant plus solide que sa famille immédiate le soutient de façon indéfectible puis ses proches puis sa tribu puis le reste de la population. En contrepartie de la protection et de l’allégement du fardeau de la vie que procure la tribu à l’individu, celui-ci lui voue une grande loyauté. Les ressources sont partagées. Une personne qui a les moyens doit subvenir aux besoins de tous ses proches si ceux-ci sont démunis. A la vieillesse, ses enfants et ceux de ses proches sont censés lui rendre la pareille. Les individus sont donc intégrés dans un groupe doté d’une grande cohésion, et un lien indissoluble les unit. Les musulmans perçoivent la démarcation entre soi et les autres comme arbitraire. Leur culture met l’accent sur les influences, les responsabilités et les obligations réciproques.

Fonder un Etat selon Ibn Khaldoun requiert donc un grand esprit de corps de la part du groupe fondateur. Lorsque l’Etat universel en est encore à ses débuts, les gens acceptent mal de se soumettre à son autorité s’ils n’y sont pas contraints par la force, parce qu’il leur apparaît comme étranger. Mais une fois que les membres du groupe particulièrement désigné pour le pouvoir tiennent fermement le commandement et se transmettent le pouvoir durant plusieurs générations, et à travers des règnes successifs, alors les débuts tombent dans l’oubli.

 Les gens ont vécu depuis si longtemps en milieu urbain, génération après génération, nous dit Ibn Khaldoun, qu’ils ont oublié l’époque où ont été jetées les bases des Etats et ne savent plus rien de ce que furent les débuts de la dynastie régnante. Ils voient seulement que son autorité est bien assise, que le peuple lui est soumis et qu’elle n’a pas besoin de l’esprit de corps pour aplanir son pouvoir.

Un Etat bien établi peut donc se passer de l’esprit de corps. Le commandement est pleinement reconnu aux membres du groupe. Se soumettre à leur autorité et leur obéir devient une religion. On se bat pour eux comme on le ferait pour des articles de foi. Avec le temps, les membres de la famille régnante maintiennent leur autorité sur le gouvernement et sur leur propre Etat en s’appuyant, à défaut d’esprit de corps, soit sur des clients et des protégés qui ont grandi à l’ombre de son esprit de corps et de sa puissance, soit sur des clans extérieurs à son lignage mais qui lui sont attachés en tant que clients.

Dans cette conception khaldounienne de l’Etat patrimonial on est loin encore de l’Etat-nation ou la notion de propriété du monarque devient la notion démocratique de communauté dans laquelle les sujets se transforment en citoyens. Les analyses de Hobbes, Locke, Rousseau et Foucault, ainsi que la plupart des théories des relations internationales – conçues en termes de territoires – font référence à l’Etat moderne. L’approche khaldounienne rejoint, cependant, la souveraineté de l’Etat moderne affirmée par l’importance donnée aux frontières.

Ces penseurs politiques, qui ont recherché un fondement du pouvoir moins discutable que celui basé sur l’esprit de corps (Ibn Khaldoun), ou sur le droit divin (Saint Bonaventure) et moins arbitraire que la force (Machiavel), se sont tournés vers le concept juridique d’accord contractuel fondé sur le consentement mutuel.

La conception contractuelle de l’Etat est le produit d’une culture qui définit l’être humain comme un être rationnel, c’est-à-dire non seulement raisonnable, donc intelligent et moral, mais aussi intéressé, donc capable de calcul. D’ailleurs, les théories du contrat social, liées à une idéologie individualiste et utilitariste de la nature humaine, vont à l’encontre de la vision de la société des littéralistes musulmans. Selon ces théories, les individus préexistent à la société qu’ils fondent d’un commun accord. Ils sont égaux, naturellement compétitifs, calculateurs et naturellement portés à rechercher la sécurité. L’on comprend alors aisément que les fondements d’une démocratie basée sur ces principes soient difficilement acceptables dans un monde arabo-musulman dominé par les thèses littéralistes.

 

La soumission au gouvernant comme soumission « contractuelle » et « conditionnelle »

 

Le contrat de société ou le contrat d’association est le contrat des hommes entre eux quand ils décident de s’unir pour conférer à une seule personne ou à une assemblée la tâche de prendre des décisions concernant la sécurité et l’utilité commune de telle sorte que ces décisions soient considérées comme la volonté de tous en général et de chacun en particulier.

Pour Hobbes, le contrat d’association équivaut à un contrat de soumission qui est l’abandon volontaire et complet de la souveraineté individuelle aux mains des gouvernants qui s’engagent, de leur côté, à veiller sur la sécurité et à l’utilité commune. C’est un contrat des hommes avec un maître.

Hobbes refuse de distinguer l’association et la soumission. Pour lui, la seule façon de s’unir, c’est de se soumettre à un tiers. Les deux caractéristiques du contrat selon Hobbes sont :

– le fait que la soumission doive être totale;

– le fait que le maître lui-même ne soit pas lié par ce contrat (son pouvoir est absolu).

Soumission totale, d’une part, et pouvoir absolu, d’autre part, sont les conditions sine qua non d’un état civil, c’est-à-dire d’un état de paix. Ce qui préserve l’Etat, c’est l’autorité. La seule chose que Hobbes exige des citoyens, c’est l’obéissance. Mais en contrepartie, les citoyens gagnent la sécurité et le respect de leurs biens.

Hobbes est en parfaite harmonie avec le point de vue khaldounien qui est aussi absolutiste. Contrairement à lui, Locke pense que nul gouvernement légitime (c’est-à-dire librement consenti) ne saurait être un gouvernement absolu. En effet, nul homme ne serait assez fou pour consentir à abandonner tous ses droits. L’idée de Locke est que, dans l’état civil, la règle est celle de la majoritéet non de l’autorité absolue d’une instance toute-puissante.

C’est le présupposé de toute la pensée politique libérale d’après Locke que l’opinion de la majorité doit être la meilleure. Ce présupposé repose sur un acte de foi. Comme se le demandait Pascal, pourquoi suit-on la pluralité? Est-ce parce qu’elle a plus de raison ou parce qu’elle a plus de force?

Selon Locke, les hommes entrent donc dans l’état civil par un contrat d’association (consentement mutuel) et un contrat de soumission conditionnel. Le contrat de soumission au gouvernement est dissout dès que la majorité considère ce gouvernement comme inadéquat, c’est-à-dire incapable d’assurer la sécurité.

Pour Rousseau la soumission au souverain est toujours conditionnelle. Ce n’est pas une aliénation des droits naturels mais un simple dépôt. Pour lui, le problème est d’abord et avant tout de préserver la liberté. Aussi l’exprime-t-il ainsi :

« Trouver une forme d’association par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. »

Rousseau présente la solution à ce défi dans le Contrat social:

« L’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. Car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. »

Autrement dit, paradoxalement, c’est la totale réciprocité dans l’abandon des prérogatives individuelles qui crée le lien social. Cette association par le don total de chacun à toute la communauté rend inutile un contrat de soumission.

Par cette association, l’individu perd la liberté naturelle – qu’il partage avec tous les êtres vivants – de subvenir à ses propres besoins avec toutes les forces dont il dispose. Mais il gagne la liberté sociale définie comme la jouissance de droits garantis par la loi qu’on s’est soi-même donnée (liberté d’autonomie). Le même individu, en tant que sujet, obéit aux lois et, en tant que citoyen, les promulgue.

Cette liberté d’autonomie (« L’impulsion du seul appétit est esclavage et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté », dit Rousseau) est possible parce que le pacte social instaure entre les hommes une véritable égalité juridique envers et contre les différences naturelles:

« Au lieu de détruire l’égalité naturelle, le pacte fondamental substitue, au contraire, une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d’inégalité physique entre les hommes, et que, pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit. » Rousseau, Du Contrat social, L.I, ch.IX

La conception de l’Etat dans le monde arabo-musulman, du fait de la domination de la conception des littéralistes, ne s’est jamais orientée vers une conception moderne telle que déclinée par Locke et Rousseau. Dans l’imaginaire des gens, l’Etat est fortement influencé par la religion.

Dans cette conception khaldounienne de l’Etat patrimonial, on est loin encore de l’Etat-nation où la notion de propriété du monarque devient la notion démocratique de communauté dans laquelle les sujets se transforment en citoyens. Les analyses de Hobbes, Locke, Rousseau et Foucault, ainsi que la plupart des théories des relations internationales – conçues en termes de territoires – font référence à l’Etat moderne.

En Algérie, il est urgent de rechercher un fondement du pouvoir moins discutable que celui basé sur l’absolutisme ou le droit divin, et moins arbitraire que la force. Il s’agit de se tourner vers ce concept juridique d’accord contractuel véritable fondé sur le consentement mutuel qui est le produit d’une culture qui définit l’être humain comme un être rationnel, c’est-à-dire non seulement raisonnable, donc intelligent et moral, mais aussi intéressé, donc capable de calcul.

 

(*) Diplômé en sciences politiques, Lachemi Siagh est aussi docteur en stratégie des organisations et détient un MBA d’HEC Montréal. Consultant international.

 

Bibliographie

 

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Ali, A: « Decision making style, individualism and attitudes towards risk of Arab executives », International Studies of Management & Organization, Vol. 23, n° 3, pp. 53- 73, 1993.

Ali, A.: « Decision style and work satisfaction of Arab Gulf executives », International Studies of Management & Organization, Vol. 19. n° 2, pp. 53- 73, 1989.

Arkoun, M.: La pensée arabe, Paris, PUF, 1975.

Barnard, C., The function of the executive, Bostob, (The) Harvard University Press, 1938.

Chérif, M., L’Islam et modernité, Alger, ENAG Editions, 2000.

Fombrun, C. J. : Reputation, Boston, Harvard Business School Press, Massachusetts, 1996.

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Siagh. L., L’Islam et le monde des affaires, Paris, Editions d’Organisation, 2003.

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