C’est un vieux débat des militants de la gauche anticapitaliste en Algérie et dans le monde : Faut-il souhaiter la crise pour que l’ordre hypermarchand s’effondre et que la révolution survienne ? La réponse s’est beaucoup nuancée ces 30 dernières années. La crise algérienne de l’endettement de 1986 a bien accouché du pluralisme en 1989-1990, mais au prix de centaines de morts en octobre 1988. Et, surtout, elle a entraîné le pays dans le tunnel de la guerre civile dans les années 1990. Avec mise sous tutelle du FMI. Plus près de nous, la crise financière américaine de 2007-2008 a ouvert une onde longue, dépressive, dans les pays capitalistes avancés sans que cela ne profite à aucune alternative politique de progrès. Nulle part.
Conclusion provisoire, faute de sortie par le haut, prête à l’emploi, il ne faut peut-être pas souhaiter la crise aiguë du capitalisme. Pas plus que la crise du modèle rentier. Ici, le débat se tend. Lorsqu’on observe comment ce modèle de corruption sociale sert à perpétuer un régime politiquement périmé, la tentation est de répondre que, dans ce cas, ce n’est pas pareil. Une baisse raisonnable des revenus énergétiques de l’Algérie en 2014 pourrait la préserver d’une crise chaotique dans cinq ans. Et des ajustements dans le vif qui, toujours, vont avec. Pour comparer encore avec les années 1980, le premier signal du retournement de marché est venu en 1983. Mais, n’a pas été suffisant pour infléchir le syndrome hollandais, de l’Algérie engoncée dans un dinar artificiellement fort stimulant les importations à tout-va.
Ce premier grand signe avant-coureur de la prochaine rareté des ressources externes ne viendra finalement sans doute pas en 2014. Une fois de plus, la géopolitique du pétrole va cacher la tendance profonde de la géologie. L’offensive au nord de l’Irak de EIIL, l’organisation salafiste djihadiste pour l’Etat islamique en Irak et au Levant, a remis les marchés du brut sous pression. Le cours moyen des différents bruts se situe déjà à plus de 110 dollars et pourrait poursuivre sa hausse le reste du mois de juin. Tant que personne ne sait ou va s’arrêter l’insurrection sunnite. Et comment l’armée du gouvernement Al Maliki peut espérer reprendre le contrôle des champs pétroliers de la région de Kirkouk ?
Une partie des fournitures irakiennes peut donc durablement ressortir du marché et venir s’ajouter à l’absence du brut libyen, seulement 200 000 barils jours produit depuis un mois. Le pétrole à plus de 110 dollars, s’il s’installe sur une durée trimestrielle, va redonner de l’air à la balance commerciale algérienne. Mauvaise nouvelle pour les partisans du changement révolutionnaire ? En réalité, il n’existe plus, dans les variations à la hausse de marchés énergétiques, de quoi prolonger significativement la vie du modèle gaspilleur rentier. Le volume de production de Sonatrach pour tout types de produits pétroliers a baissé de 20% entre 2008 et 2013. Et cela, même les colonnes de djihadistes de EIIL descendants sur Baghdad n’y changeront rien.
Le cours de l’euro a dépassé la barre des 160 DA sur le marché parallèle à Alger cette semaine : Peu de pays dans le monde assument un marché de la devise au noir décalé de 50% de la parité officielle avec les grandes devises du monde. Dans le club des gros importateurs — l’Algérie, avec plus de 50 milliards de dollars par an, en fait bien sûr partie — la liste se réduit à néant. L’Algérie est seule à ce niveau. La Banque d’Algérie paraît clairement sous-estimer la nuisance d’un décalage aussi important entre les deux marchés officiels et au noir. Cet écart a construit une prime ravageuse à l’accès au dinar commercial. Importer institutionnellement c’est, en Algérie, pouvoir acheter de l’euro ou du dollar subventionnés.
Des compagnies étrangères aussi ont saisi cette aubaine. Sanofi Algérie a été condamné pour avoir gonflé la facture de ses importations intra-groupes. Des dizaines d’opérateurs algériens ont des affaires similaires en justice. La devise subventionnée a provoqué un renversement des mœurs. Avant, les importateurs sous-déclaraient les marchandises entrantes. Aujourd’hui, avec en plus la baisse des tarifs douaniers liés aux deux zones européenne et arabe, la tendance est à «surdéclarer» la valeur des importations pour accéder à plus de devises bon marché auprès de sa banque. Cette pratique devrait en toute théorie réduire la demande de devises sur le marché au noir et pousser tous les acteurs du commerce extérieur à chercher un accès au dinar commercial, qui permet de lever des devises. Ce n’est pas le cas.
L’évolution perpétuelle de la parité dinar-euro à l’avantage de l’euro suppose donc d’autres stratégies en dehors de celles des importateurs. Des Algériens épargnent en euros. Manque de confiance politique. Des compagnies étrangères empêchées de rapatrier leurs dividendes en exfiltrent une partie — sans doute hors bilan — par le canal du marché parallèle. Manque de respect du droit par l’administration. L’écart qui grandit entre le dinar officiel et le dinar parallèle indique le chemin de l’ajustement futur. Il grandit aussi. Des réponses sont bien sûr possibles. Légaliser l’offre d’euros sur le marché domestique en lançant l’activité de cambiste. Laisser le dinar officiel se rapprocher de sa vérité de marché. Il faudrait pour cela avoir une vraie gouvernance à la Banque d’Algérie. Autant parler d’autre chose.
La Fédération algérienne de football pense, elle, avoir une gouvernance de son secteur : Elle a décidé de plafonner les salaires dans le football professionnel. Et, là aussi, comme pour le dinar, un contrat pro officiel et un autre au noir est en train de s’instituer à grande allure. En effet, les dirigeants de SSPA, les sociétés par actions dédiées au sport, signent depuis avant même la fin de la saison, il y a 20 jours, des contrats avec des salaires allant au delà des 1,2 million de dinars autorisés. Et d’ailleurs autorisés aux seuls joueurs sélectionnés en équipe nationale. La LFP, la ligue en charge du football professionnel, a prévenu qu’elle n’accepterait pas de nouveaux contrats avec des salaires en dehors des clous. Pour les non-internationnaux, le plafond est de 800 000 DA nets par mois.
Le souci de la LFP est la soutenabilité du modèle économique dans le football professionnel. Toutes les SSPA sont déficitaires depuis leur naissance, il y a quatre ans. Leurs charges dépassent souvent de 300% leur revenus.
La mesure FAF-LFP a été accueillie par des actions de protestation des joueurs. Des matchs ont été interrompus 5 minutes en direct à la télévision. Elle est bien partie pour être contournée dans les faits. Comme toutes les mesures administratives à faible valeur ajoutée d’intelligence. Les frères Haddad, propriétaires de l’USMA, viennent de faire signer Youcef Belaili, de retour de l’Espérance de Tunis, pour un salaire de plus de 400 millions par mois, selon la presse sportive. La LFP va créer elle aussi son «square Port Saïd» du salaire parallèle.
Chronique publiée dans El Watan le 16.06.2014