Ce texte a été publié initialement sur les blogs de Rue89.Il a été publié avec l’autorisation de son auteur, sur le blog d’Alain Gresh Nouvelles d’Orient.
Je ne te connais pas. Je sais juste que tu aurais pu tuer mon fils Diego, la nuit du 24 juillet, dans une banlieue orientale de Jérusalem. Alors accorde-moi la liberté de te tutoyer dès notre premier contact.
Diego n’est pour toi qu’une cible sur laquelle tu as tiré. Une seule fois, je te l’accorde. Mais tiré une balle d’acier recouverte de caoutchouc. On appelle cela une « balle de caoutchouc », cela sonne ludique. Cette balle est pourtant faite pour briser les membres et les organes.
Diego a eu de la chance. Un centimètre plus bas, et il perdait son œil gauche. Une trajectoire un brin différente, et son crâne était enfoncé. Diego a eu de la chance, mais toi qui as appuyé sur la détente, tu aurais pu le tuer.
Comme tu ignores tout de cet adolescent sur lequel tu as tiré, sache que Diego faisait un stage bénévole à la Maison d’Abraham, fondée en 1964, à l’initiative du pape Paul VI, pour accueillir des pèlerins nécessiteux.
Une force d’occupation
Cette Maison d’Abraham se situe tout en haut de Ras al-Amoud, la colline mitoyenne du mont des Oliviers, avec un panorama splendide sur la ville sainte. En 1967, l’armée israélienne en a expulsé l’armée jordanienne. Cela fait 47 ans que Jérusalem-Est est occupée, tout comme la Cisjordanie et la bande de Gaza.
Tu as beau dire que tu es chez toi à Jérusalem-Est, que tu y as tous les droits, regarde comment tu y viens, casqué et botté, regarde comment tes collègues et toi-même vous y comportez : en force d’occupation. Occupation.
Ce 24 juillet était la 27e journée du mois de ramadan. Pour les musulmans, c’est la « nuit du Destin », la plus importante de ce mois de jeûne, car elle est censée marquer le voyage céleste de leur prophète pour Jérusalem. Je n’y crois pas, et probablement toi non plus, mais le respect de la foi des autres n’a jamais étouffé quiconque.
Ce soir-là, Gaza brûlait depuis déjà deux semaines. Alors ton Etat a décidé d’interdire l’accès à l’esplanade des Mosquées de Jérusalem. Les fidèles ont été refoulés en masse vers Ras al-Amoud. Tu connais la suite, tu y étais. Diego aussi, de retour à la Maison d’Abraham.
Garde un peu de décence, ne me dis pas que tu étais en « légitime défense », personne n’avait d’arme dans le quartier, tu le sais parfaitement. Et ne prétends pas, je t’en prie, que Diego était un « bouclier humain », derrière qui se cachait un « terroriste ».
Le devoir accompli ?
En revanche, j’aimerais que tu m’expliques comment on parvient à ajuster son tir sur un adolescent, à appuyer sur la gâchette, à vérifier que la cible est bien écroulée et, ensuite, à rentrer chez soi avec le sentiment du devoir accompli. Car j’imagine que tu as bien dormi ce soir-là, n’est-ce pas ?
Oui, bien sûr, tu as obéi aux ordres. Je la connais trop bien cette rengaine, on l’a entendue sous le ciel de Jérusalem et bien au-delà, chaque fois qu’un assassin affirmait n’être qu’un exécutant. Mais dis-moi, quelqu’un t’a-t-il soufflé dans l’oreillette l’ordre de tirer sur Diego ? Es-tu un homme ou une machine ?
Quand Diego est tombé, il a été protégé des tirs de tes collègues et de toi-même par le mur des corps de Palestiniens désarmés. Il a dû longtemps attendre l’ambulance pour l’évacuer, car ton unité bloquait l’accès au personnel de santé, pourtant clairement identifié. Et c’est sous vos déflagrations qu’il a reçu les premiers soins et que sa plaie fut cousue à vif.
« L’armée la plus morale du monde » ?
Il paraît que vous êtes des « forces spéciales », une formation « d’élite ». Je n’ose imaginer l’entraînement que tu as suivi en vue d’accomplir de telles « missions ». Crois-tu vraiment que tu appartiens à « l’armée la plus morale du monde » ? N’es-tu pas fatigué d’arborer une telle imposture ?
Je serais intéressé de te rencontrer. Intéressé, pas heureux, note bien la différence. Si tu préfères m’écrire, tu mesureras vite que les mots sont parfois plus ardus à manier que les armes.
Tu as évidemment une famille. Tu as peut-être un fils. Si c’est le cas, je souhaite de tout mon cœur qu’il ne croise jamais la route d’un homme qui pourrait ainsi l’ajuster et le tuer. Car c’est ce que tu fis en cette nuit du Destin, et tu l’as fait de sang-froid.
J’ai retrouvé Diego après une éternité d’inquiétude. Sa vie n’est plus entre tes mains, mais ta vie ne dépend plus que de toi. Penses-y la prochaine fois que tu tiendras dans ton viseur un gamin sans défense. Sincèrement.
Jean-Pierre Filiu est universitaire. Il est l’auteur de Histoire de Gaza (Paris, Fayard, 2012).