Liaisons dangereuses au nom de la "lutte idéologique" contre l’islamisme en Tunisie - Maghreb Emergent

Liaisons dangereuses au nom de la “lutte idéologique” contre l’islamisme en Tunisie

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Pour Gilbert Naccache*, si les islamistes tunisiens n’ont pas réussi à s’emparer du pouvoir, ce n’est pas à cause du rejet de leur « idéologie » par les Tunisiens: c’est parce que leur projet consistait  à remplacer la bourgeoisie au pouvoir, celle-là même contre laquelle la Révolution s’était déclenchée ! Est-il concevable, dans ces conditions, de s’allier aux résidus de l’ancien régime au nom de la « lutte idéologique » contre Ennahda ?, s’interroge-t-il.

 

Une des réflexions que l’on peut faire à la lumière de l’expérience tunisienne porte sur le lien entre l’idéologie et la politique : la première n’est pas le moteur de la seconde mais son habit, sa justification.

Ainsi, la révolution démocratique bourgeoise n’est ni le résultat de l’idéologie bourgeoise ni sa traduction dans la politique ; elle est le résultat d’une évolution économique et sociale telle que le système féodal ne pouvait plus permettre aux forces productives d’évoluer. En d’autres termes, les causes de la révolution démocratique bourgeoise sont à chercher dans la contradiction entre le système féodal de gestion de la société et l’état des forces productives, étouffées par ce système. L’idéologie bourgeoise, la philosophie des lumières, etc. ont été l’instrument de mobilisation des classes populaires pour le renversement du régime ; elle ont été aussi l’idéologie qui, par sa généralisation, a fait que la domination bourgeoise a été largement acceptée par la société (c’est le volet « hégémonique » de la domination, selon Gramsci).

L’idéologie communiste n’a pas, on s’en est bien rendu compte, créé de société communiste, égalitaire, démocratique. Elle a été la justification de la création d’un Etat capitaliste de type nouveau, l’Etat de parti unique, le seul qui pouvait exister dans les conditions de la domination mondiale impérialiste ; cette idéologie a été pratiquement abandonnée lorsque ce système s’est lui-même opposé aux progrès des forces productives, et ces régimes essaient de passer au capitalisme ordinaire, c’est-à-dire le capitalisme privé.

Dans ces deux cas, l’idéologie a été celle de la future classe dominante, la bourgeoisie ou le parti communiste qui allait se transformer en bourgeoisie d’Etat ; elle n’a jamais vraiment été la vérité des rapports de la société, au contraire.

 

Les révolutions sont le débouché de mouvements sociaux profonds

 

Alors, pourquoi cette peur de l’idéologie islamiste chez des gens qui se disent « laïcs », c’est-à-dire qui affirment un aspect de l’idéologie bourgeoise ? A quelle organisation sociale devant régir un certain mode de production l’islamisme correspond-t-il ? Si on réfléchit à l’exemple de l’Iran, on s’aperçoit que derrière la révolution islamique, se trouvait une révolution paysanne contre les grands féodaux iraniens et contre la monarchie qui les soutenait. Les ennemis urbains de la monarchie, en particulier le parti Toudeh, n’ont pas compris la nature de la révolution ; ils n’ont pas réussi à mobiliser les campagnes, et celles-ci (et les ruraux « exodés » dans les villes) se sont massés derrière les mollahs. Comme le clergé iranien est une véritable structure hiérarchisée, une nouvelle structure étatique s’est naturellement mise en place, avec les ayatollahs à sa tête et l’idéologie religieuse comme moyen d’hégémonie et comme justification de la contrainte sur la société.

A contrario, les révolutions tunisienne et égyptienne n’étant pas de type classique, n’ayant pas pour objet, en dernière analyse, d’installer une quelconque bourgeoisie au pouvoir, les islamistes n’y ont pas trouvé de place au début. Le manque de perspectives de ces révolutions a tout de même permis à ces islamistes d’arriver au pouvoir par les élections, avant la destruction de l’ancien appareil. On a alors assisté à quoi ? Sous couvert de religion, ces mouvements se sont efforcés, complètement pour les égyptiens, en partie seulement pour les tunisiens, de se substituer à l’ancienne bourgeoisie d’Etat. Dans les deux cas, le mouvement a échoué, essentiellement parce que la révolution s’était faite contre cette classe, dont était devenue manifeste la profonde incapacité à résoudre les problèmes du pays.

 

Juger islamistes et anti-islamistes sur les actes, pas sur les paroles

 

L’enrobage religieux de la démarche n’a pas tenu en Tunisie, où les islamistes, dans leur mouvement de marche arrière, ont fait des concessions sur cet aspect et ont renoncé, au moins en partie, à remplacer l’ancien appareil. Ce remplacement, qui aurait dévoilé que ce mouvement avait pour seul véritable ambition de se substituer, dans un régime semblable, mais avec des habits verts, à l’ancien parti unique, les aurait complètement décrédibilisés aux yeux de la révolution, seule véritable source de la seule légitimité dont ils peuvent se prévaloir, la légitimité électorale. Il faut noter que, par ce recul, ils ont évité la répétition du scénario égyptien de retour des anciens dominants à la faveur de l’exacerbation de la colère des masses révolutionnaires contre eux.

On voit donc qu’il ne faut pas prendre les affirmations idéologiques des uns ou des autres à la lettre, il faut juger sur des actes, et les actes décisifs sont ceux qui ont trait à la poursuite ou au blocage de la révolution.

La politique ne dérive pas automatiquement de l’idéologie, mais elle dépend de l’évolution possible du système économique et social ; dans cette mesure, il n’y a pas de rapport direct entre politique et idéologie. Je dirais, pour simplifier que si l’idéologie porte sur les désirs et les promesses, la politique concerne la réalité, c’est le domaine du possible, même si les promesses y abondent.

Lénine disait : « En politique, qui croit sur parole est un incurable crétin. » Qu’aurait-il pensé de ceux qui croient des « paroles politiques » à partir d’un jugement « idéologique » ? Et de ceux qui suivent les ennemis politiques de la révolution par peur de l’idéologie d’Ennahda, se gardant bien d’attaquer les méthodes de ce parti quand elles sont semblables aux leurs ?

 

(*) Gilbert Naccache est né en 1939 à Tunis. Il fait ses études supérieures à Paris à l’institut national agronomique. De retour en Tunisie, il travaille au ministère de l’Agriculture comme ingénieur agronome. Ses activités politiques au sein du groupe de gauche radicale Perspectives lui valent d’être arrêté en mars 1968 et lourdement condamné. Il ne sera libéré qu’en 1979. Cristal, son premier livre, publié en 1982 à Tunis (et réédité en 2001 aux Editions Chama) est un roman qui raconte son expérience carcérale, également évoquée dans Le ciel est par-dessus le toit, un recueil de textes paru en 2005 aux Editions du Cerf (Paris). Il a publié en 2009, chez ce même éditeur, Qu’as-tu fait de ta jeunesse ? Itinéraire politique d’un opposant à Bourguiba (1954-1979) et plus récemment, en janvier 2012, aux Editions Mots passants (Tunis), Vers la démocratie?

 Le titre et les intertitres sont de la rédaction de Maghreb Emergent.

 

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