« Le 5ème mandat va entraîner des récupérations populistes, islamistes ou identitaires ; une normalisation de la prédation et un affaiblissement de l’Algérie dans toutes ses négociations à l’étranger, » estime Miloud Chenoufi en soulignant toutefois que le problème réside aussi dans l’incapacité du système, opposition y compris, à générer « une alternative raisonnable, ordonnée, et dotée d’une vision ».
Selon tous les observateurs avisés, l’Algérie est dans une situation de crise majeure qui risque d’hypothéquer son avenir. Cette crise est fondamentalement liée à l’incapacité du système à se réformer et à s’ouvrir. Qu’en est-il selon vous ?
Encore faut-il préciser ce que nous entendons par « système». Il est commun de le réduire aux forces qui exercent directement ou indirectement le pouvoir exécutif en Algérie, avec l’appui de leurs relais dans le monde économique et social. Cette définition est incomplète. Comme ces forces sont dans un rapport ininterrompu, parfois hostile, d’autres fois collaboratif, avec d’autres forces politiques qui se présentent comme alternative, il est de bonne méthode de les inclure dans le système. Par conséquent, la crise que nous connaissons se manifeste d’un côté et primordialement dans l’échec des forces au pouvoir. Un échec sur trois niveaux : l’économie, l’édification d’un État de droit, et l’alternance au pouvoir. Cet échec a fait en sorte que la corruption ne soit pas uniquement une pathologie ; elle est devenue un mode de régulation. Mais la crise se manifeste, d’un autre côté, dans l’incapacité des forces de l’opposition à offrir une alternative crédible. Il n’y a rien de plus facile que de pointer du doigt les échecs du pouvoir. Tout le monde le fait ; le discours politique (des conférences de presse ou stades de football) en est même saturé. C’est également d’une incroyable facilité que de rédiger un programme électoral, avec toutes sortes de promesses et de professions de foi. Ce n’est absolument pas suffisant. D’autant plus que les échecs des uns profitent aux autres et vice versa. Les uns ne se pressent pas pour améliorer leur rendement eu égard aux faiblesses de l’opposition ; alors que les autres ne prennent pas la peine d’articuler une alternative puisqu’ils pensent pouvoir se contenter de critiquer le pouvoir.
M. Bouteflika est de nouveau candidat. Les défenseurs de cette option évoque la nécessaire continuité pour « maintenir la stabilité du pays ». Le fait de lier si intimement la « stabilité du pays » à « la continuité » du système ne veut-il pas dire que ce même système a beaucoup de chose à se reprocher et que, fondamentalement, il repose sur un équilibre interne et externe très fragile ?
Il est extrêmement difficile de trouver les termes adéquats pour qualifier cette candidature sans donner l’impression que la sobriété indispensable à une analyse lucide nous fait défaut. Ce n’est pas un secret : M. Bouteflika est physiquement incapable de gouverner depuis très longtemps. Le jugement de l’histoire sera impitoyable à l’égard de ceux qui le font prendre part à une action à la fois cruelle (vu son état de santé), franchement burlesque (le tableau qu’on parade dans les meetings), et totalement irresponsable. Je dis irresponsable parce que le cinquième mandat va approfondir l’abîme avec la société, et aggraver le cynisme, voire le nihilisme, qui caractérise l’attitude populaire à l’égard de la politique. Cela risque d’entrainer trois conséquences fâcheuses : une porte ouverte devant toutes les récupérations populistes, islamistes ou identitaires ; une normalisation de la prédation à partir des positions économiques et administratives mal acquises ; et un affaiblissement de l’Algérie dans toutes ses négociations à l’étranger eu égard à la fragilité de son équilibre interne. Mais M. Bouteflika porte lui-même une lourde part de responsabilité puisque c’est lui qui avait changé la constitution il y a une dizaine d’années pour pouvoir se présenter une troisième fois.
A vrai dire, la continuité peut très bien être assurée sans que cela ne signifie le maintien des mêmes personnes.La continuité dont il est question aujourd’hui concerne uniquement le centre de pouvoir qui s’est formé à la présidence depuis la première élection de M. Bouteflika. Un changement de président fera perdre leur influence aux individus qui forment ce centre de pouvoir, qu’ils soient politiciens, gens d’affaires, ou bureaucrates. Le problème n’est absolument pas qu’un tel centre de pouvoir se soit formé; le même phénomène se produit naturellement partout dans le monde, y compris dans les systèmes démocratiques les plus sophistiqués. Mais l’idée même de l’alternance, ou de la limitation des mandats, est d’assurer que de tels centres de pouvoir aient de l’influence un certain temps, mais ne se transforment jamais en propriétaire de l’État et de ses ressources, et n’agissent jamais dans l’impunité. Le risque était présent lors du troisième mandat. Aujourd’hui, ce n’est plus un risque, c’est un fait certain. Mais encore une fois, ce n’est que la moitié du problème. L’autre moitié est celle de l’alternative, raisonnable, ordonnée, et dotée d’une vision, qui manque toujours.
Dans les milieux conservateurs, on parle tous le temps de menaces qui guettent l’Algérie. Naturellement, tous les pays sont confrontés aux enjeux des reconfigurations géopolitiques qui s’opèrent dans le monde et qui peuvent leur être préjudiciables. Est-ce que des menaces particulières guettent l’Algérie ? De quelle nature sont-elles s’i elles existent ?
Même si elles ne doivent pas servir d’excuse pour empêcher tout changement, ces menaces sont bien réelles. Le danger qu’elles représentent ne doit pas être relativisé sous prétexte qu’elles sont intégrées à la rhétorique politique de tel ou tel acteur politique. On se souvient que dans les années 90, une part non négligeable de l’opposition, et pas seulement les islamistes, avait envisagé un changement de régime par intervention étrangère, le tout sous couvert d’internationalisation de la crise que le pays traversait. Les vingt dernières années ont montré que certaines puissances occidentales sont prêtes à se lancer dans les scénarios les plus catastrophiques si elles estiment possible de soumettre, dans l’absolu, tel ou tel pays à leurs intérêts. Il est vrai que les forces qui détiennent le pouvoir en Algérie jouent sur cette corde pour assurer leur maintien, mais il est vrai aussi que rares sont les fois où les différentes forces de l’opposition ont montré qu’elles étaient conscientes de la situation stratégique délicate dans laquelle se trouve l’Algérie. Pire encore, certaines d’entre elles pensent pouvoir en profiter dans les luttes politiques internes. Et ceux qui pourraient un jour les instrumentaliser de l’extérieur en sont parfaitement conscients.
L’autre risque est de nature strictement interne même si – et le printemps arabe l’a bien montré – l’Algérie n’est pas la seule à le subir. Il s’agit de la polarisation idéologique. Il est aisé de comprendre l’ancrage idéologique, islamiste ou moderniste, des forces politiques en Algérie. Le problème est, d’une part, que ce sont des ancrages porteurs de clivage et d’exclusion. Et d’autres part, ils empêchent que soit menée une réflexion rigoureuse sur le devoir de bâtir des institutions, des modes de régulation, et des pratiques non-partisanes qui empêcheraient le cas échéant qu’un parti politique, aujourd’hui dans l’opposition, songe demain à dominer l’État et en user à des fins strictement idéologiques, comme ce fut le cas de l’Égypte sous les Frères Musulmans et de la Turquie sous Erdogan. Même les limites de l’expérience tunisienne peuvent s’expliquer par la faiblesse d’une conscience politique orientée vers ces besoins. Cela ne peut profiter qu’à ceux et celles qui sont actuellement au pouvoir malgré leurs échecs, et qui sont prêt à s’enfoncer dans l’absurdité du cinquième mandat.
Un général à la retraite, Ali Ghediri, veut en découdre avec le système en se portant candidat au présidentielles d’Avril. Il se veut un candidat d’une « rupture sans reniement ». Si on tenait compte des facteurs aussi bien internes qu’externes, les conditions sont-elles réunies pour une rupture en Algérie ? Les élections peuvent-elles être l’instrument de la rupture ?
Si les conditions adéquates sont réunies, les élections représentent l’un des instruments fondamentaux du changement. L’expérience récente – dans la région, pas uniquement en Algérie – a clairement montré que la voie pacifique (certes, plus lente et de ce fait particulièrement frustrante) n’est pas uniquement un choix moral préférable à la violence et à l’effusion de sang; c’est surtout un choix stratégique. La raison tient tout simplement au fait que la violence favorise, d’une part, les gouvernements qui en détiennent les moyens (considérez à ce titre l’exemple de l’Égypte), et d’autre part les groupes extrémistes, islamistes ou identitaires (le cas de la Syrie ou même celui de la Lybie).
Pour que les élections parviennent à jouer un rôle positif dans une transition ordonnée vers un système démocratique, il est nécessaire que se développent les forces politiques et sociales qui soient porteuses d’un projet démocratique. Pas seulement sur le plan idéologique ou rhétorique, mais aussi sur le plan de la mobilisation continue et par le développement d’une société civile capable de mobiliser au-delà des clivages partisans. Ce fut la chance de la Tunisie d’avoir développé ces forces avant la révolution. Les limites de la candidature de M. Guediri est qu’elle repose sur les mérites (dont on ne peut pas juger tellement il est nouveau sur la scène) et la volonté d’un seul homme. Sa personne va sans doute attirer des soutiens par désir de changement. Mais il est clair que cette candidature ne repose pas sur les forces capables de porter un projet de changement en cas de victoire. Le cas échéant, il sera obligé de composer avec les forces du système (pouvoir et opposition), ce qui lui imposera, du moins en partie, les velléités qui ont conduit le pays à sa situation actuelle. Voilà pourquoi une candidature à la présidence qui vise un changement ordonné et responsable ne se construit pas en l’espace d’une campagne électorale. Il est nécessaire qu’elle s’intègre à un mouvement de longue haleine, de réflexion et de mobilisation.
Parmi les partisans de la rupture, l’argument prédominant, c’est l’échec de la génération de Novembre, qui a géré le pays par une sorte de « consensus des clans », à construire un Etat et une nation forts. Ceux-ci préconisent de rompre avec « la légitimité historique » et l’idéologie populiste qui la sous-tend et d’aller vers « une légitimité populaire ». Selon vous, en a-t-on fini avec la légitimité historique et le « consensus des clans » ? La génération de Novembre a libéré le pays. C’est un fait historique ; ne l’oublions jamais. De tous les pays auxquels je me suis intéressé, je ne peux pas en citer un seul où la culture politique ne s’identifie pas à un héritage historique. Il est absolument nécessaire de procéder avec prudence et responsabilité. De la même manière qu’il est totalement irresponsable d’appeler à la rupture avec l’Islam ou l’amazighité parce que des islamistes violents ou des groupuscules séparatistes veulent les prendre en otages, il faut se garder des appels à la rupture avec ce repère politique fondamental que fut le mouvement national et la guerre de libération, sous prétexte que certains en ont abusé dans une rhétorique creuse. Par contre, je vois tout l’intérêt qu’il y a à rejeter le populisme de manière catégorique. Mais alors là, il faut bien reconnaître que le populisme ne se limite pas à ceux qui veulent s’imposer à travers une référence rhétorique à Novembre. Le populisme islamiste est indéniable et davantage alarmant. De même que le populisme des forces modernistes dont le discours politique se limite à une dénonciation, populiste justement, du pouvoir et des islamistes. Il y a populisme partout où est absente la réflexion, la vision, et la conscience stratégique. Partout où le souci du détail et de la nuance est absent.
Miloud Chennoufi est docteur en science politique. Il enseigne les relations internationales au Collège des Forces Canadiennes de Toronto (Canada). Il est également professeur invité à l’Université York de Toronto. Durant les années 90, il a exercé le métier de journaliste en Algérie.