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Opinions

Neutraliser Daech ne résoudra pas tout (contribution)

Par Yacine Temlali
28 janvier 2016
Neutraliser Daech ne résoudra pas tout (contribution)

Pour l’écrivain et journaliste français Richard Labévière*, dans un « contexte de développements et délocalisations rhizomatiques d’Al-Qaïda et de Dae’ch, il ne suffira pas de démanteler les assises territoriales de ces organisations en Irak, en Syrie, en Afghanistan ou en Afrique pour en finir avec une menace terroriste hybride, fluide et expansionniste ».

 

 

Confirmant le constat du dernier Canard Enchaîné – « Retour complet de la France dans l’OTAN »1 -, le dernier discours du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian2 comporte, au-delà de quelques figures obligées de communication, un constat essentiel : « Al-Qaïda, Dae’ch et leurs affiliés représentent une menace grave, une menace répandue, une menace durable. Même si la coalition réduit le pseudo-Etat islamique au Levant, comme nous sommes en train de le faire, non sans difficultés mais avec beaucoup de détermination, il ne fait guère de doute qu’une nouvelle tête de l’hydre jihadiste puisse repousser après ailleurs ».

Deux jours plus tard, le général Pierre de Villiers -chef d’état-major des armées (CEMA)- force le trait dans une tribune publiée par Le Monde3 : « Une stratégie basée sur les seuls effets militaires – détruire un camp d’entraînement jihadiste ou arrêter une colonne de pick-up d’AQMI – ne pourra jamais agir sur les racines de la violence, lorsque celles-ci s’ancrent dans le manque d’espoir, d’éducation, de justice, de développement, de gouvernance, de considération.
Gagner la guerre ne suffit pas à gagner la paix. Quelle que soit la nature des crises, une approche globale est indispensable, c’est-à-dire une approche interministérielle et internationale. Il faut du temps et il n’y a pas de place pour le développement – économique, mais aussi durable – sans sécurité, comme il n’y a pas de sécurité sans développement ».

Plus qu’il ne l’avait jamais fait auparavant, Jean-Yves Le Drian souligne « les tensions avec la Russie », inscrivant, dans son discours, Moscou au deuxième rang dans l’ordre des menaces après Dae’ch : « c’est avec inquiétude que je constate que la méfiance traditionnelle de la Russie à l’égard de l’OTAN, comme parfois de l’Union européenne, s’est muée depuis deux ans en une forme d’hostilité déclarée ». A qui la faute ? Et comment Moscou ne pourrait-il pas manifester sa « méfiance » face au programme de « bouclier anti-missiles » auquel l’OTAN n’a pas renoncé et dont Washington justifiait jusqu’ici la nécessité par le programme nucléaire iranien.

Avec l’accord de Vienne (14 juillet 2015) – conclu entre Téhéran et le groupe 5 plus 1 (les pays membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU et l’Allemagne) -, ce programme d’armements aurait dû, logiquement, être stoppé…

Il ne l’a pas été et il ne le sera pas pour deux « bonnes » raisons : ce programme reste l’un des produits phares des centres de recherche, d’application et de production du complexe militaro-industriel américain, conditionnant la pérennité de plusieurs milliers d’emplois ; ce système d’armement de l’OTAN cible principalement la Chine mais est aussi destiné à contrer le retour stratégique de la Russie dans l’Arctique, en Asie-Pacifique et en Asie centrale. Dit comme cela, c’est évidemment plus clair !

Dans la suite de ce discours important, comme dans la tribune du CEMA, apparaît une autre curiosité conceptuelle : celle de « patience stratégique », une invention qui nous vient aussi d’Outre-Atlantique. Décidément très créatifs, les crânes d’œuf du Pentagone ont imposé l’expression pour expliquer leur enlisement dans les conflits asymétriques, sinon pour excuser leurs défaites tactiques en Afghanistan, dans les zones tribales pakistanaises, en Irak et ailleurs.

Le message subliminal consiste à justifier auprès de l’opinion, l’une des lapalissades stratégiques les plus évidentes : une fois déclarées, les guerres risquent de durer longtemps…

Trois autres perles méritent d’être soulignées. Afin de répondre aux critiques adressées au « discours de guerre », immédiatement adopté par François Hollande et son entourage après la tragédie du 13 novembre, l’expression politiquement correcte désignant désormais les attentats commis sur notre sol vaut son pesant de cacahouètes : « terrorisme armé »…

Inutile de trop réveiller les Mythologies de Roland Barthes, pour déconstruire la tautologie et la visée pseudo-consensuelle d’une telle trouvaille. Le deuxième sophisme concerne les budgets européens de la défense en réduction drastique mais dont on aurait sauvegardé l’essentiel.

Enfin, et pour ne pas trop désespérer nos « amis » britanniques qui cherchent encore- sous prétexte de « brexit »- à soutirer des sous à la vache à lait européenne, il s’agit aussi de faire abstraction d’un autre constant pourtant très aveuglant : non seulement, nos partenaires européens ne sont pas en guerre contre le terrorisme comme prétend l’être la France éternelle, mais l’Union européenne demeure parfaitement incapable d’avancer une stratégie commune contre Dae’ch.

De même qu’ elle n’arrive pas à coordonner ses 28 Etats membres pour faire face à la « crise des migrants », le dispositif Schengen s’avérant dépourvu des outils de contrôle et de sécurité ad hoc, sans parler de la lâcheté récurrente de Bruxelles face à une Turquie qui a su transformer sa masse de réfugiés en une vache-à-lait, elle aussi très prometteuse…

Mais ces fougères mythologiques ne doivent pas cacher la forêt primordiale, l’enjeu essentiel mentionné au début de ce papier : Dae’ch et ses produits dérivés constituent l’expression d’une menace durable et ramifiée ! C’est, sans doute le constat le plus pertinent du ministre français de la Défense qui, malheureusement n’en tire pas toutes les conséquences, ou plutôt qui s’en tient à des éléments de langage de « solidarité gouvernementale », ne pouvant désavouer les options désastreuses du Quai d’Orsay, tant sur la guerre civile irako-syrienne, le nucléaire iranien que la crise ukrainienne. Malgré ces obligations formelles d’une communication gouvernementale, davantage motivée par la prochaine élection présidentielle de 2017 que par des ripostes appropriées aux nouvelles menaces terroristes, les affaires continuent…

Le 13 janvier dernier, trois kamikazes se sont fait exploser dans le quartier de Thamrin, en plein centre de la capitale indonésienne abritant plusieurs agences de l’ONU et des ambassades, causant la mort de deux civils et une vingtaine de blessés.

Quelques heures après, l’attentat a été revendiqué par Dae’ch, visant des citoyens de la « coalition croisée ». Selon notre correspondant à Kuala-Lumpur, environ 800 Indonésiens combattent dans les rangs jihadistes en Irak et en Syrie, plusieurs dizaines ayant récemment regagné l’archipel ; « la menace constituée par le retour de ces combattants originaires du Sud-Est asiatique est un facteur de préoccupation qui s’ajoute à la possible émergence de loups solitaires ».

Les bons connaisseurs de la région ajoutent aussitôt que cette revendication est surtout destinée à donner plus d’ampleur à des luttes séparatistes locales, ainsi qu’à des conflits économiques et sociaux endogènes, très éloignés du chaudron proche-oriental.

Le même constat peut être fait au sujet des derniers attentats de Bamako et Ouagadougou, dernièrement revendiqués par Al-Mourabitoune, branche d’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique).

Concernant l’attaque du 20 novembre 2015 contre l’hôtel Radisson Blu de Bamako, qui a fait 22 morts, plusieurs services européens de renseignement estiment que celle-ci peut s’expliquer par le non versement de subventions promises aux Touaregs de l’Azawad, suite aux différents accords finalisés entre eux et les autorités maliennes.

Le même raisonnement s’applique aux attentats du 15 janvier dernier -commis au bar Taxi Brousse, au restaurant Le Cappuccino et à l’hôtel Splendid- dans le centre de Ouagadougou. Egalement revendiqué par la filiale d’AQMI, cette opération pourrait illustrer la politique des nouvelles autorités burkinabé.

Ayant quitté le pouvoir face à un soulèvement populaire le 30 octobre 2014, l’ancien président Blaise Compaoré avait choisi d’acheter la tranquillité du pays en versant régulièrement des fonds aux différentes factions jihadistes régionales.

C’est ainsi qu’il avait pu jouer le rôle d’intermédiaire dans la libération de plusieurs otages occidentaux. Ses successeurs en ayant décidé autrement, doivent désormais faire face – comme leurs homologues maliens et nigériens -, aux pratiques de rackets et razzias des jihadistes de la bande sahélo-saharienne, agissant tantôt sous le label d’Al-Qaïda, tantôt sous celui de Dae’ch, comme en Libye.

Toujours est-il que l’expression de ce grand banditisme, organiquement lié à la situation d’ « Etats faillis » caractérisant la plupart des pays de la région, risque de perdurer, comme les effets meurtriers de surenchère à l’œuvre entre groupes tantôt alliés, tantôt opposés sous la bannière d’Al-Qaïda ou celle de Dae’ch.

Mais, comme le soulignait Guillaume Berlat, la semaine dernière dans prochetmoyen-orient.ch, la situation la plus préoccupante concerne le théâtre libyen. Celui-ci est actuellement survolé par des avions de chasse français effectuant des vols de reconnaissance, « avant d’entreprendre des missions plus opérationnelles », nous confirment plusieurs sources militaires autorisées. Et nous ne sommes pas les seuls à dire et à écrire qu’une nouvelle opération de guerre aérienne ne constitue pas la réponse appropriée à l’évolution d’une situation complexe dont le dépassement réclame davantage un traitement diplomatique et politique, sinon des opérations ciblées et clandestines de forces spéciales.

Le 21 janvier dernier, des factions libyennes se réclamant de Dae’ch ont lancé une nouvelle offensive contre le port de Sidra et le site pétrolier de Ras Lanouf, le plus important de Libye, mettant le feu à plusieurs pipelines.

Des analystes pressés expliquent que Dae’ch a lancé cette offensive libyenne pour compenser la perte de revenus des installations détruites par les bombardements russes et américains en Irak et en Syrie. En réalité, les différentes factions jihadistes locales ayant proclamé leur ralliement à Da’ech essaient de contrôler les zones pétrolières de Cyrénaïque depuis plusieurs mois.

Depuis la fin de l’été 2014, deux gouvernements et deux Parlements – l’un à Tobrouk, reconnu par la communauté internationale et l’autre, contrôlé par la coalition des brigades islamistes Fajr Libya à Tripoli – s’affrontent pour le contrôle du pouvoir et des zones pétrolières.

Ce chaos a permis le développement de groupes armés, qui se sont ralliés à Dae’ch depuis plus d’une année. En 2015, ils ont revendiqué plusieurs coups de main (attaque de l’hôtel Corinthia à Tripoli, décapitation de 21 chrétiens égyptiens, etc.) et se sont emparés de plusieurs villes, dont Syrte. Ils contrôlent quelques 250 kilomètres de côtes sur la Méditerranée et annoncent le découpage du pays en trois « wilaya » : Tripolitaine, Cyrénaïque et Fezzan. Cette progression pourrait représenter 20 à 23% du territoire libyen.

Selon plusieurs de nos sources militaires, la nébuleuse jihadiste ralliée à Dae’ch, qui opère désormais à 500 kilomètres des côtes européennes, chercherait à établir aussi une jonction en direction du Grand sud et tout particulièrement à Sebaah, la grande ville du Fezzan.

A partir de cette oasis, et le long d’un réseau de pistes qui va jusqu’à Gât -à la hauteur de Djanet, sur la frontière algérienne -, se sont développés une dizaine de camps ayant fait allégeance à AQMI. Depuis plusieurs mois, des hommes y affluent en provenance du Tchad, du Niger, du Mali et du Soudan en quête de milices qui voudraient bien d’eux.

A terme, l’autre préoccupation est de voir un rapprochement s’opérer entre ces bandes libyen

Ces derniers, comme leurs homologues sahéliens, ont déjà ciblé plusieurs sites fréquentés par les Occidentaux au Kenya. Le 21 janvier dernier, deux attentats à la voiture piégée et une fusillade ont fait encore une vingtaine de morts devant un restaurant du front de mer de Mogadiscio, la capitale somalienne.

Dans ce contexte de développements et délocalisations rhizomatiques d’Al-Qaïda et de Dae’ch, il ne suffira pas de démanteler les assises territoriales de ces organisations en Irak, en Syrie, en Afghanistan ou en Afrique pour en finir avec une menace terroriste hybride, fluide et expansionniste.

Celle-ci va d’autant plus perdurer que les différents groupes, qui cherchent à s’attribuer les labels Al-Qaïda ou Dae’ch, ont acquis depuis longtemps la plasticité des grandes organisations du crime organisé.

Après la neutralisation d’Al-Qaïda et de l' »Etat islamique », verra-t-on émerger une « fédération » islamique ou des réseaux hanséatiques du crime implantés sur tous les continents? D’ores et déjà, ces derniers contrôlent d’importants territoires en Amérique latine ainsi qu’en Asie et disposent de connexions européennes conséquentes.

Enfin, il ne suffira pas d’éradiquer Al-Qaïda et Dae’ch pour neutraliser leur capacité d’attraction sur les franges en déshérence des populations de nos sociétés européennes en crise profonde…

 

(*) Cet article a été déjà publié par Proche&Moyen-Orient.ch et le Huffington Post Algérie.

 

 

Notes

 

1- Mercredi 20 janvier 2016.
2- Prononcé le 18 janvier 2016 dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne comme leçon inaugurale de la Chaire « Grands enjeux stratégique ».
3- Général Pierre de Villiers : « Gagner la guerre ne suffit pas à gagner la paix », Le Monde, 20 janvier 2016.

 

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