M A G H R E B

E M E R G E N T

Opinions

« Pas en mon nom » ? De la mobilisation des musulmans contre le terrorisme (opinion)

Par Yacine Temlali
octobre 5, 2014
« Pas en mon nom » ? De la mobilisation des musulmans contre le terrorisme (opinion)

Cet article d’Alain Gresh* publié initialement sur Nouvelles d’Orient – et que nous republions ici avec son aimable autorisation** – examine de manière critique la mobilisation de certains cercles musulmans en France pour dénoncer l’Organisation de l’Etat islamique (Daech) et ses horreurs. Il écrit : « La campagne pose deux questions essentielles : les musulmans doivent-ils s’exprimer sur ce qui se passe dans la région et condamner les exactions de l’OEI – et, plus largement, sont-ils comptables de tout ce que fait un musulman, où que ce soit dans le monde ? Et si l’on ne répond pas oui, quel devrait être le contenu de ces positions ? »

 

Depuis plusieurs jours, on assiste à la prolifération de textes dénonçant l’Organisation de l’Etat islamique (OEI), ses exactions, ses meurtres. Libération du 26 septembre titre en « une » : « Nous sommes tous des “sales français” » avec, en surtitre, « Les musulmans contre l’Etat islamique ». Le quotidien fait référence à un texte paru le 25 septembre sur le site du Figaro, et écrit par un collectif « Nous sommes aussi de “sales français” » :

« Nous, Français de France et de confession musulmane, tenons à exprimer avec force notre totale solidarité avec toutes les victimes de cette horde de barbares, soldats perdus d’un prétendu Etat islamique, et dénonçons avec la dernière énergie toutes les exactions commises au nom d’une idéologie meurtrière qui se cache derrière la religion islamique en confisquant son vocabulaire. » Les signataires viennent d’horizon politiques très divers : de Bariza Khiari (première vice-présidente du Sénat) à Ghaleb Bencheikh (président de la Conférence mondiale des religions pour la paix), de Said Branine (journaliste rédacteur en chef d’Oumma.com) à Marwane Ben de Yahmed (directeur de la publication de Jeune Afrique) à Majed Nehmé (directeur de la rédaction d’Afrique Asie), en passant par Kamel Kabtane (recteur de la Mosquée de Lyon).

Tous les médias, ou presque, se félicitent de cette mobilisation, qui touche d’ailleurs de nombreux pays européens, et notamment le Royaume-Uni (avec le hashtag #NotInMyName).

Pourquoi alors soulève-t-elle des polémiques et réactions très négatives parmi diverses associations ? Le Comité contre l’islamophobie en France (CCIF) s’est désolidarisé de cet appel. L’organisation, qui fait un travail de terrain remarquable contre les actes anti-musulmans en France, explique :

« Il serait temps d’arrêter de culpabiliser les musulmans pour des actes dont ils ne sont PAS responsables. D’autant plus que l’écrasante majorité d’entre eux s’est soulevée contre les va-t’en guerre qui entreprirent d’attaquer et de détruire l’Irak. L’ensemble des populations de l’Ouest et de l’Est payent aujourd’hui le prix des appétits voraces de ces criminels alors que les partisans de la paix appelaient à la vigilance face aux conséquences de telles expéditions hasardeuses et irresponsables. Agressions qui n’ont fait qu’engendrer l’anarchie dans lesquels ces mêmes pays se trouvent aujourd’hui, permettant à des mouvements armés de se développer. Les pays qui ont participé à ces crimes sont les premiers responsables de la crise actuelle et laissent leurs citoyens de confession musulmane en payer le prix. Le CCIF ne soutient pas le message porté par ce hashtag. Les musulmans ne doivent pas jouer le jeu islamophobe qui consiste à les placer en coupable et suspect idéal, les poussant sans arrêt à se justifier par rapport aux agissements de tiers. »

 

Se rassurer sur l’existence du « bon musulman »

 

La campagne pose deux questions essentielles : les musulmans doivent-ils s’exprimer sur ce qui se passe dans la région et condamner les exactions de l’OEI — et, plus largement, sont-ils comptables de tout ce que fait un musulman, où que ce soit dans le monde ? Et si l’on ne répond pas oui, quel devrait être le contenu de ces positions ?

Rue89, dans un texte très ironique, riposte le 25 septembre :

« La logique à l’œuvre dans tout cela est terrible. Elle présuppose que les musulmans seraient, par défaut, solidaires des actes des terroristes. Elle présuppose que tout musulman est relié au terrorisme islamiste et qu’il doit publiquement couper ce lien. Elle présuppose une suspicion a priori. Une suspicion qui est parfois explicite mais qui est le plus souvent sourde, voire intériorisée par les musulmans eux-mêmes. »

« Nous devrions interroger la petite satisfaction à voir un imam affirmer qu’il condamne l’égorgement d’un otage, comme si nous étions rassurés de constater qu’il y avait de “bons musulmans”, comme s’il fallait que les musulmans prouvent qu’ils peuvent être bons, qu’ils prouvent qu’il y a un islam ouvert, tolérant. »

Alors, poursuit Rue89 ?

« Alors, folie contre folie, voici une liste des désolidarisations qui auraient pu être exigées, et ne l’ont pas été, va savoir pourquoi.

On n’a pas demandé aux Martiens de se désolidariser de Jacques Cheminade ; on n’a pas demandé aux chrétiens de se désolidariser du Ku Klux Klan ; on n’a pas demandé aux porteurs de prothèses de se désolidariser d’Oscar Pistorius »… Suivent un grand nombre d’autres exemples…

Le journaliste Akram Belkaïd s’est exprimé dans le même sens sur Twitter :

«L’injonction faite aux #musulmans de dénoncer/s’indigner/s’excuser témoigne d’un non-dit fondamental: le musulman est suspect par définition»

Il faut ajouter que des autorités religieuses ont pris position depuis longtemps contre telle ou telle action dite terroriste, depuis le 11 septembre 2001. On fait pourtant comme si, écrit Laurent Joffrin dans l’éditorial de Libération du 25 septembre intitulé « Dignité », « les autorités de l’islam français ne dénonçaient pas, avec une régularité d’horloge, mais dans le silence des médias, les actes violents commis au nom d’une conception dévoyée de leur foi ».

Mais l’injonction semble viser tous les musulmans, dont on ne donne jamais la définition. Ceux-là même qui dénoncent le communautarisme musulman y font appel quand cela les arrange. Ainsi, sur le site du Figaro, Natacha Polony, une des éditorialistes islamophobes du quotidien (nettement moins, toutefois, que son confrère Ivan Rioufol) se félicite de la « Dignité des musulmans de France », mais regrette les positions des « multiculturalistes ».

 

Et les exécutions de musulmans pourquoi ne sont-elles pas dénoncées en France ?

 

Si des musulmans se sentent interpellés par ce qui se passe dans le monde musulman et veulent réagir en tant que croyants ou parce qu’il se considèrent comme des musulmans sociologiques — c’est-à-dire qu’ils s’appellent Mohammed ou Fatima et se sentent, pour des raisons culturelles ou affectives, interpellés par ce qui concerne l’islam —, ils ont bien sûr la liberté de le faire, comme ils le font sur d’autres sujets, notamment la Palestine. Il n’y a pas si longtemps pourtant, durant la dernière agression contre Gaza (sûrement pas la dernière), ce droit leur a été contesté. Certains dénonçaient alors leur communautarisme, voire leur antisémitisme. A ce propos, on ne peut que se féliciter, par exemple, de l’expression de voix juives contre les agressions israéliennes comme celles que porte l’Union juive française pour la paix (UJFP)

Cette analogie nous ramène à la deuxième dimension de ce débat sur les musulmans, à savoir le contenu politique de ces prises de position. Que faut-il dénoncer ? Le seul assassinat d’un otage français ? Cela fait des mois que l’OEI a mis en scène des exécutions d’autres musulmans, notamment chiites, sans que les médias occidentaux en aient fait grand cas. Et, surtout, peut-on condamner ce qui se passe en Irak et en Syrie sans évoquer, même en passant, l’invasion américaine de 2003 ? Sans évoquer cette nouvelle phase de « la guerre contre le terrorisme » lancée aujourd’hui (je reviendrai sur le sujet dans le numéro du Monde diplomatique du mois d’octobre, en kiosques mercredi) ?

Le Parti des indigènes de la République condamne, de manière un peu excessive dans la forme, les ambiguïtés politiques d’un autre « appel des musulmans de France », signé notamment par l’Union des organisations islamiques en France (UOIF), sous le titre « Un curieux “appel des musulmans de France” contre l’EIL mais pas contre la nouvelle expédition militaire occidentale » (25 septembre) :

« Pour commencer, il fait complètement l’impasse sur les conditions politiques qui ont permis l’émergence de l’EIL, en Irak, suite aux interventions impérialistes, notamment aux deux guerres du Golfe, et à la déstabilisation systématique de cette région du monde, dont les processus internes sont invariablement instrumentalisés par les intérêts géostratégiques des puissances occidentales. Si l’EIL est effectivement un monstre — cela ne fait aucun doute pour nous — il est d’abord le monstre de l’OTAN — pas celui de l’Islam ! — qui a inauguré un cycle de violences sans fin dans la région. Mais dans l’appel, rien sur la destruction de l’Irak, et au contraire un silence coupable et impardonnable ! Rien sur les responsabilités et les intérêts de l’OTAN, de l’administration étatsunienne et de la France ! Obama et Hollande peuvent tranquillement partir en guerre, continuer à propager l’horreur et à disséminer l’injustice, avec la gentille bénédiction de ces prédicateurs de “paix” et de “justice”. »

Il ne fait aucun doute qu’avec la nouvelle croisade contre le terrorisme déclenchée en Irak et en Syrie, non seulement la région sera encore plus déstabilisée, mais l’islamophobie risque de se répandre davantage encore en Occident et de menacer des populations entières, considérées comme collectivement responsables de n’importe quelle action menée au nom de l’islam aux quatre coins de la planète.

 

(*) Journaliste et écrivain, Alain Gresh a publié plusieurs ouvrages sur le Moyen-Orient dont nous citerons De quoi la Palestine est-elle le nom? (Editions Les Liens qui libèrent, 2010), Israël, Palestine : Vérités sur un conflit (Editions Fayard, 2001) et Les 100 portes du Proche-Orient (avec Dominique Vidal, Éditions de l’Atelier, 1996).

(**) Nous republions les articles d’Alain Gresh sur Maghreb Emergent avec son aimable autorisation. Les intertitres sont de la rédaction.

 

ARTICLES SIMILAIRES

Actualités Opinions

Ihsane El Kadi : 600 jours derrière les barreaux, la liberté de la presse en otage

Aujourd’hui marque un triste anniversaire pour le journalisme algérien. Ihsane El Kadi, figure emblématique de la presse indépendante, boucle ses 600 jours de détention. Son crime ? Avoir osé exercer… Lire Plus

Actualités Opinions

Lettre à Ihsane El Kadi pour son deuxième anniversaire en prison : Radio M et le bureau des légendes

Par Saïd Djaafer Que souhaiter à un ami qui passe un deuxième anniversaire en prison ? J’avoue que je suis en peine d’imagination et encore plus d’avoir à le faire… Lire Plus

Contributions Opinions

Blog⎥Ihsane El Kadi, l’amoureux du désert qui refuse la désertification de la nation   

Un an ! Un an de prison, c’est long, très long, trop long ! Et elle est encore plus longue la peine que l’on persiste à infliger à Ihsane El Kadi, à sa génération… Lire Plus

Actualités Opinions

Le martyre de Ghaza, l’Occident et les “esclaves de maison” (Blog de Mohamed Sahli)

Le massacre des femmes et des enfants palestiniens, validé par l’Américain Joe Biden, dénoncé sur Twitter sous le sobriquet de “Genocide Joe”, a repris après une petite trêve. Les Etats… Lire Plus

À l'honneur Á la une

Affaire Ihsane El Kadi: des rapporteurs de l’ONU saisissent le Gouvernement algérien

Trois rapporteurs du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU ont saisi le Gouvernement algérien sur le cas de l’incarcération du journaliste et directeur de Radio M et de Maghreb… Lire Plus