Pour Zoubir Benhamouche*, le comportement périlleux des Algériens au volant exprime « un manque de respect de la vie des autres » et « est le signe d’une société malade ». Avec le temps, explique-t-il, « l’autre est devenu de plus en plus étranger, au point que sa vie même n’a plus d’importance ».
Ce n’est pas un fait étonnant : l’Algérie est classée parmi les premiers pays dans le monde en termes d’accidents de la route rapportés à la population. Il suffit de prendre le volant pour s’en rendre compte : les Algériens sont de dangereux criminels au volant.
Il existe pourtant une « institution » qui édicte les règles formelles à respecter lorsqu’on conduit un véhicule. Le Code de la route est, en effet, censé coordonner les mouvements des voitures sur les routes, mais ceci ne signifie pas forcément que ses règles formelles soient effectivement suivies par les automobilistes. Cela peut paraître curieux : ce Code est justement fait pour que la circulation soit facile, pour limiter les accidents, etc. . Pourquoi n’est-il pas suivi ? La nécessité de le respecter paraît, pourtant, évidente, car il peut s’agir d’une question de vie ou de mort.
Cela ne veut pas dire que les automobilistes algériens conduisent sans règles. Ils ont, en fait, inventé leur propre code informel. Bien évidemment, cette institution informelle s’avère moins bonne que son homologue formelle, le taux d’accidents étant bien plus élevé que dans les pays où le code formel de la route est respecté. Mais le Code de la route est loin d’être la seule institution qui ne fonctionne pas comme elle le devrait théoriquement. La plupart des institutions ont un fonctionnement en partie informel, c’est à dire que les règles formelles sont remplacées par des règles informelles. Comme dans le cas du Code de la toute, ces règles informelles sont génératrices d’un bien-être collectif plus faible. Il est donc fort probable qu’il y ait des éléments d’explication communs à l’existence de règles informelles aussi bien dans le domaine de la circulation routière que dans d’autres domaines. Ces éléments sont la culture et la nature de l’ordre social.
L’ordre social algérien repose fondamentalement sur la restriction des libertés, sur une inégalité entre ceux qui ont accès au régime, détenteur du pouvoir de facto, et ceux qui n’en ont pas. La culture clanique et la nature de l’ordre social se combinent pour créer un déficit important en matière de confiance sociale. Ce déficit de confiance se retrouve à tous les niveaux, que ce soit au sein même de l’oligarchie dominante ou au sein de la société.
Les « règles formelles » ne sont nulle part respectées
La société algérienne, dans son ensemble, à tous les niveaux, souffre d’une culture de la méfiance. Quel est le rapport avec le Code de la route ? La méfiance repose sur plusieurs piliers, notamment sur un affaiblissement généralisé des valeurs morales, un manque de transparence dans le fonctionnement des institutions et une absence de normes de responsabilité dans la gouvernance publique. L’absence de normes de responsabilité signifie que les institutions qui sont censées construire la confiance en punissant les comportements déviants ne fonctionnent pas avec impartialité et qu’elles ne rendent pas compte de leur fonctionnement et de leurs choix. Il y a une absence de « règle de la loi » en Algérie, les « droits » reposant sur des relations personnelles, la « maarifa » (piston), et non pas sur des règles écrites.
En conséquence, aucune institution ne fonctionne comme elle le devrait sur le papier, si bien que les règles informelles ont pris le dessus sur les règles formelles. On le voit notamment dans la façon dont l’élection présidentielle se prépare, le régime fait fi de toutes les règles formelles, qu’il viole allègrement et sans s’en cacher.
Il faut aussi noter un point important : le rejet des règles formelles par la population du fait de l’absence de confiance des gouvernés en les gouvernants. Les Algériens ont bien saisi la nature de l’ordre social de leur pays ; ils savent que tout est devenu affaire de privilèges reposant sur ce qu’ils appellent « le piston », la « maarifa ». Ils rejettent ces règles considérées comme non légitimes, car elles émanent de gouvernants qui ne sont pas préoccupés par le bien-être des gouvernés mais principalement par des intérêts divers. Le non-respect des règles formelles est renforcé par le déficit de confiance sociale et s’en nourrit ; il s’est profondément ancré dans la culture en instituant des mauvaises conventions ou normes sociales. Ces mauvaises conventions sont totalement intériorisées par les individus ; elles font partie intégrante de leur identité.
L’Etat ne peut continuer à tourner le dos à société
Il se pose alors la question du sens que le mot « nation » revêt pour chaque Algérien, car on devine manifestement un problème au niveau du « vivre-ensemble », du « construire- ensemble ». Il y a, en effet, autre chose à comprendre du comportement au volant : le manque de respect de la vie des autres et un mal-être profond. J’ai assisté à des scènes au cours desquelles les automobilistes mettaient « stupidement » la vie des autres en danger, sans s’en émouvoir pour autant. Quel individu, à part celui qui n’accorde plus de valeur à sa vie et à celle des autres, peut-il se comporter de cette façon au volant ? Ce comportement est le fruit direct d’une destruction de la confiance sociale, et donc du respect de soi et des autres. Avec le temps, l’autre est devenu de plus en plus étranger, au point que sa vie même n’a plus d’importance, et c’est manifestement le signe d’une société malade.
Cette érosion de la confiance sociale est allée de pair avec une destruction des valeurs morales généralisée, l’extension chaotique d’un individualisme et d’un matérialisme qui ont émergé sans règles, sans le support institutionnel adéquat pour en faire des moteurs du progrès. L’individualisme sauvage ne permet pas un contrat social supportant une vision commune de l’avenir.
Le manque de confiance constitue un véritable enjeu pour redonner un sens au mot « nation », pour assurer une plus grande cohésion sociale et permettre aux Algériens de mieux bâtir ensemble et de relever les nombreux défis qui les attendent, collectivement. L’Etat a un rôle fondamental à jouer dans ce domaine ; il ne peut continuer à apparaître comme le plus froid des monstres froids, comme dirait Nietzche. Il ne peut continuer à tourner le dos à la société, prisonnier de luttes intestines, et ignorer les dangers que ces luttes font encourir à notre pays. Il ne peut continuer à être accaparé par des intérêts privés qui sont visiblement en train de menacer la cohésion même de la nation algérienne et son avenir.
(*) Zoubir Benhamouhe est économiste. Il a publié en décembre 2011 un essai, Algérie, l’impasse (Paris, Publisud, 2011). Son essai Algérie fondations est en téléchargement libre ici.
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