Pouvoir et Etat dans le monde musulman: en finir avec les hommes providentiels et les despotes éclairés - Maghreb Emergent

Pouvoir et Etat dans le monde musulman: en finir avec les hommes providentiels et les despotes éclairés

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la 1ère partie de cette contribution, Lachemi Siagh a exposé les conceptions de l’autorité politique d’Ibn Khaldoun, de Weber, de Hobbes, de Locke et de Rousseau, entre autres penseurs. Dans cette 2e partie, il observe que l’exercice du pouvoir dans la majorité des Etats musulmans est moins régi par le principe de la « wassatiya » islamique, qui prône la concertation, que par celui de la coercition absolue. Il examine particulièrement le cas de l’Algérie, passée du leadership paternaliste de Houari Boumediene à d’autres formes de leadership autoritaire, mais qui ne désespère pas de se frayer une voie vers la démocratie.

 

Selon Ibn Khaldoun (2002), l’intérêt que représente un souverain pour ses sujets ne réside ni dans sa personne physique- élégance, beauté des traits, taille -, ni dans l’étendue de son savoir, ni dans sa belle écriture, ni dans la perspicacité de son esprit. Il dépend surtout de sa relation avec eux. Le pouvoir et l’autorité sont quelque chose de relationnel, c’est-à-dire impliquant une relation entre deux termes qui doivent aller ensemble. Dans la vérité, le souverain est celui qui règne sur des sujets et qui dirige leurs affaires. Le souverain est celui qui a des sujets, et les sujets, ce sont des personnes qui ont un souverain. Cette relation de souverain à sujet est ce qu’on appelle l’exercice du pouvoir. Si l’exercice du pouvoir et ses conséquences sont suffisamment bons, le but de l’autorité est pleinement atteint.

Selon Ibn Khaldoun, ce qui fait une bonne autorité c’est la douceur. Si le souverain emploie la force de contrainte, est prompt à punir, scrute les fautes et compte les péchés de ses sujets, ceux-ci seront craintifs et vils. Ils se protègeront contre lui derrière le mensonge, la ruse et la tromperie dont ils feront la base de leur conduite. Leur intelligence et leur caractère seront corrompus. Ils abandonneront souvent leur souverain sur le champ de bataille et dans les circonstances où ils doivent le défendre. Souvent ils conspireront contre lui. Ainsi l’Etat se disloquera.

Une bonne autorité, nous dit Ibn Khaldoun, se doit d’accorder ses bienfaits aux sujets et d’assurer leur défense. Car c’est la défense qui donne sa véritable signification au pouvoir. Quant aux bienfaits et à la bienveillance, ils font partie de la douceur que doit montrer le souverain envers ses sujets et de l’attention qu’il doit porter à leurs conditions d’existence. C’est un des meilleurs moyens pour lui de gagner l’amour de ses sujets.

Une société musulmane se définit, selon le Coran, comme la communauté médiane, éloignée des extrêmes et des excès. Aujourd’hui, le défi pour le monde musulman est de s’adapter à un monde qui est caractérisé par la recherche de positions extrêmes, un manque d’éthique, une exploitation outrancière de l’asymétrie de l’information et, partant, par des crises qui résultent de ces divers excès : bulle internet, crise de l’immobilier, crise des subprimes, crise de la dette souveraine, etc.

Selon le concept clef de « wassatiya », qui signifie le juste milieu, l’islam est une société médiane: ni séparation outrancière, ni confusion entre les différents domaines de la vie (temporel/spirituel, culture/nature, public/privé…) La volonté générale, dont l’Etat est le représentant, a pour mission de préserver ces fragiles équilibres, liens et distinctions, en relation avec les personnes et les institutions du savoir, notamment pour assurer l’unité et la cohésion de la collectivité.

La modération est une des caractéristiques de la création et la base de la vie. L’islam s’oppose à tous les extrémismes du repli ou de l’oubli, du totalitarisme ou de la marginalisation. Dans le choix des dirigeants les qualités recherchés sont souvent celle de quelqu’un de modéré et doux, non une personne à l’esprit vif. Selon Ibn Khaldoun, la qualité de la douceur se rencontre rarement chez une personne à l’esprit vif et pénétrant. Elle est plus souvent l’apanage de personnes ingénues ou indulgentes. Le moindre défaut d’un souverain trop intelligent est qu’il impose à ses sujets des tâches au-dessus de leurs forces. Car il voit plus loin qu’eux, et, grâce à sa perspicacité, prévoit, au départ, les conséquences des choses. Mais en leur demandant trop, il peut les mener à la ruine. Au demeurant les gens ne se reconnaissent pas dans cette intelligence froide.

C’est sur cette base qu’il est préconisé, dans un contexte arabo-islamique, comme condition du choix d’un gouvernant ou d’un dirigeant qu’il ne soit pas doté d’une intelligence trop vive. Selon Ibn Khaldoun, l’habileté et l’intelligence sont un défaut chez un dirigeant. Car ils dénotent un excès dans la réflexion, comme la stupidité suppose un excès dans l’inertie. Or, pour toute qualité humaine, les extrêmes sont blâmables, et il faut choisir le juste milieu ou « wassatiya ». Il en est ainsi de la générosité, qui est entre la prodigalité et l’avarice, ou du courage, qui est entre la témérité et la couardise. C’est pour cela qu’on attribue à quelqu’un d’excessivement intelligent les qualités du démon : on dit que c’est un démon, qu’il est démoniaque, etc.

Le cas le plus célèbre est celui de ‘Amr Ibnou al’Ass, premier conquérant arabe et gouverneur d’Egypte, dénommé le démoniaque (al-dahiya) à cause de son intelligence excessive ou encore de Ziyad Ibn Abi Sufyân. Quand le calife ‘Omar démit ce dernier de ses fonctions de gouverneur d’Iraq, Ziyad s’adressa à lui en ces termes : « Ô Commandeur des croyants ! Pour quelle raison m’as-tu destitué ? Est-ce pour incompétence ou pour trahison ? – Pour aucune de ces deux raisons, répondit ‘Omar. Mais je ne voulais pas faire subir aux gens ton excès d’intelligence. » L’intelligence et l’habileté sont considérées comme des qualités allant avec l’oppression, un mauvais exercice de l’autorité et une tendance à forcer les gens à faire ce qui n’est pas dans leur nature de faire. Trop de rigueur nuit au pouvoir et entraîne souvent sa destruction.

 

La pseudo-consultation à la place de la démocratie

 

La réalité dans le monde arabo-musulman d’aujourd’hui est en décalage avec les principes de base prônés par l’héritage de la religion et de la tradition. La relation entre l’autorité et le citoyen que nous observons, cependant, est celle d’un gouvernement de type coercitif, où la force prend le dessus sur le droit et où celui qui détient le pouvoir détient le droit. Il existe une grande distance entre le pouvoir et le citoyen et, de fait, le pouvoir est un fait dans la société qui précède le choix entre le bien et le mal. La question de sa légitimité ne se pose pas. La force prend le dessus sur le droit. Ceci est le résultat d’un manque de représentation et donc de médiation. Le style autocratique est de ce fait le plus courant.

Selon Ali «la majorité des Etats arabes sont dominés par la pensée islamique sunnite par opposition à la pensée chiite. La pierre angulaire de la plupart des écoles sunnites est la légitimation des actions autoritaires des leaders de la société. L’hypocrisie est tolérée et les actions totalitaires des leaders sont souvent justifiées et approuvées par la Umma de la secte sunnite (ex: les théologiens sunnites traditionnels comme Al Ghazali, Ibn Jamaa, Al Maward, et Al Bagillani ont approuvé l’obéissance à des dirigeants injustes ».

Cette situation contraste singulièrement avec les styles consultatifs, participatifs, de délégation, etc. qui découlent des enseignements de la culture tribale et islamique de base.

Dans un contexte culturel arabe contemporain, Ali et Bill & Leiden affirment, cependant, qu’il y a, en réalité, un phénomène de « non-prise de décision » où les hauts dirigeants contrôlent le comportement des subordonnés à travers la manipulation. Bien que les enseignements du Coran réclament la consultation (« Consultes-les en ce qui a trait aux affaires du moment, et lorsque que vous arrivez à une décision faites confiance à Dieu », Le Coran 3 : 159), les régimes arabes demeurent, en grande majorité, autocratiques, et ce, au moment où les docteurs de la loi musulmane estiment que, selon les enseignements du Coran, les dirigeants doivent être élus et que l’autorité doit être basée sur le consentement des gouvernés. Cette situation a créé des tensions découlant d’une division de loyauté : adhérer aux principes islamiques et obéir aux ordres des souverains.

Selon Ali, « la double pensée (doublethink), un terme utilisé par George Owell pour désigner une situation où l’on maintient simultanément deux principes contradictoires, décrit en Arabie une situation où le (principe islamique) idéal est défendu officiellement mais violé en pratique ».

Sur le plan organisationnel cette situation crée ce que Child appelle la tricherie mentale (« mental cheating »). Le comportement managérial qui demeure strictement dans le cadre de la structure autoritaire et hiérarchique de l’organisation cherche à préparer les subordonnés à accepter des décisions déjà prises par les dirigeants et à améliorer l’image personnelle des dirigeants, image dans une société où les valeurs islamiques et tribales ont toujours une influence prépondérante. L’intention des dirigeants, dans ce cas, est de ne pas créer une situation de consultation réelle mais une situation de pseudo-consultation. Selon Ali (1993), « la préférence pour un style pseudo-consultatif peut être attribuée à l’aspect autoritaire qui caractérise les environnements politiques et sociaux arabes, un élément qui émane de plusieurs facteurs qui ont façonné les normes, les valeurs et les croyances de la société arabe contemporaine ».

Selon Al-Aiban (1993), l’Arabie Saoudite est une monarchie héréditaire qui concentre des pouvoirs judiciaires, législatifs et exécutifs très importants entre les mains de la famille saoudienne régnante. Sur le plan organisationnel, les droits et responsabilités sont allouées aux citoyens saoudiens qui représentent leurs familles en fonction du rang social de la famille et de leurs qualifications personnelles au sein de la société. Les postes sont obtenus à travers un dosage de position familiale et de mérite personnel.

Selon Ali (1989), les pratiques managériales dans les sociétés arabes sont influencées par l’islam, les traditions tribales, la colonisation, les influences occidentales et l’intervention gouvernementale. Les loyautés personnelles et familiales jouent un rôle important au sein des systèmes de règles bureaucratiques d’apparence occidentale. « Les managers saoudiens ne dirigent pas leurs organisations selon des principes relativement plus traditionnels parce qu’ils ne savent pas gérer leurs organisations de façon bureaucratique ; ils ont plutôt fait un choix en vue d’exprimer leurs préférences culturelles. »

Les pays arabes et musulmans se caractérisent par un manque de médiation entre l’Etat et le citoyen. Cette médiation doit se faire par la représentation ; or ces environnements se distinguent par une absence manifeste de représentation. Les monarchies du Golfe, par exemple, appliquent le principe de « no taxation no representation ». Les citoyens ne paient pas d’impôts et en contrepartie, ne sont pas représentés dans les structures du pouvoir et donc ne participent pas au processus de prise de décision. Par ailleurs les autres régimes républicains mettent en place des systèmes pseudo-consultatifs où les représentants du peuple sont à toute fin pratique nommés leur élection n’étant qu’une formalité. Leur rôle est d’avaliser sans remise en question sérieuse les décisions du pouvoir. Les changements de systèmes ne sont pas évolutifs et sont souvent radicaux. Il s’agit de systèmes pluralistes de façade, le passage du pouvoir d’un parti à un autre ou à une autre coalition se fait dans la douleur et rarement sur la base de résultats électoraux transparents.

 

L’Algérie a besoin d’un « leader transformationnel »

 

L’Algérie est aujourd’hui à la croisée des chemins. La population est appelée à choisir un leader pour les cinq années à venir. Comment faire ce choix. En d’autres termes, de quel type de leader l’Algérie a-t-elle besoin ?

Par le passé l’Algérie a fait l’expérience du leadership de type paternaliste et autoritaire avec le président Boumediene. Le style paternaliste se caractérise par une attitude bienveillante et paternelle. Le dirigeant se préoccupe avant tout de l’objectif à réaliser mais offre à ses administrés ce qu’il pense être de bonnes conditions de vie et des avantages sociaux. Il témoigne de bienveillance à leur égard mais leurs impose une entière obéissance. Ce type de leadership assure l’adhésion des citoyens mais il a le désavantage d’opprimer leur liberté.

L’après-Boumediene a été caractérisé par la succession de leaderships autocratiques. Un leader autocratique commande, prend toutes les décisions et exige de ses administrés qu’ils fassent exactement ce qu’il désire. Ses administrés ne participent pas au processus décisionnel ; la communication se fait à sens unique, du haut vers le bas. Le leader autocratique n’a pas confiance en ses administrés qu’il juge paresseux, manipulables et corruptibles. Il croit devoir surveiller et contrôler tout ce qu’ils font. Il centralise la prise de décision et refuse de déléguer son autorité. Ce style autocratique permet, en outre, au leader de prendre des décisions rapides sans consultations ni études préalables.

Ces styles de leadership qui ont prévalu au cours du demi-siècle écoulé ont connu leur limite et n’ont pas permis de mener l’Algérie dans le concert des nations véritablement démocratiques sur le plan politique et parmi les pays émergents sur le plan économique, malgré les richesses humaines, matérielles et financières dont elle dispose.

Pour sortir l’Algérie de l’ornière les Algériens doivent choisir un leader transformationnel capable de mener à bien une véritable transition.

Le leadership transformationnel est celui qui va apporter une nouvelle façon de regarder l’Algérie, plus précisément une vision de ce qu’elle pourrait et devrait être. Il se concentre sur l’avenir du pays et les changements nécessaires pour améliorer sa situation. Les administrés travaillant sous ce style de leadership vont se consacrer à l’atteinte de cette nouvelle vision. De plus, ils auront tendance à se concentrer davantage sur leurs objectifs plutôt que sur leurs intérêts personnels.

Quelles sont les principales qualités d’un leader transformationnel ? Selon Warren Bennis et Burt Nanus, elle sont au nombre de quatre :

– élaborer une vision séduisante : le dirigeant a une vision unique de l’avenir du pays qui encourage les administrés à travailler davantage pour réaliser cette vision ;

– faire partager sa vision aux autres : d’excellentes aptitudes en communication et le pouvoir de rallier les administrés à sa cause distinguent le leader transformationnel des autres dirigeants ;

– Susciter la confiance : la confiance est un élément important dans la relation d’un dirigeant avec ses administrés ; en se montrant fiable, le dirigeant aide à entretenir une relation honnête entre lui et ses administrés.

– se réaliser en ayant confiance en soi : le dirigeant connaît bien ses aptitudes et points forts mais a une aussi bonne compréhension de ses faiblesses et de ce qu’il doit faire pour continuellement s’améliorer.

L’Algérie a besoin aujourd’hui d’un leadership transformationnel mais aussi démocratique qui incite les administrés à prendre part au processus décisionnel. Un leader véritablement démocrate sait écouter, évite d’imposer ses idées et consulte largement avant de prendre une décision. Ce type de leadership privilégie une communication bidirectionnelle, délègue son autorité et fait participer à la prise de décision mais la délégation implique le contrôle et la nécessité de rendre des comptes (acountability). Il s’entoure de compétences et privilégie la méritocratie.

Le leader transformationnel qui prendra en charge le pays après le 17 avril 2014 ne devra pas perdre de vue que l’Algérie est un pays dont soixante-dix pour cent de la population a moins de trente ans et que les détenteurs du pouvoir réel sont des septuagénaires. Par conséquent, il faudra prendre garde à ce que la conception d’une stratégie pour l’Algérie ne soit pas faite par et pour la génération de la machine à écrire qui gouverne le pays aujourd’hui, mais par et pour la génération des réseaux sociaux comme facebook, twiter, internet, etc., c’est-à-dire la génération du virtuel, pour laquelle il n’y a plus de frontières et qui ne partage pas les mêmes valeurs que leurs grands-parents. C’est l’ère du post-matérialisme, de la fin de la ruralité et même de la territorialité. Cela implique un changement radical de perception et de préoccupations. Pour les jeunes, les frontières n’existent plus. Leur approche par rapport à celle de l’ancienne génération quant aux rapports entre hommes et femmes a changé. Les jeunes se rencontrent de plus en plus via internet qui ne connaît pas de frontières. Ils se marient ainsi de plus en plus ou ne se marient plus du tout. Leur approche de la violence change aussi. La génération de la machine à écrire ne se reconnaît pas forcément dans les valeurs de la génération internet. Les jeunes d’aujourd’hui adhèrent à de nouvelles croyances et à de nouvelles valeurs en surfant sur internet. La mondialisation y est pour quelque chose.

 

Les pères du centralisme autoritaire ne peuvent apporter la démocratie

 

Le leader transformationnel devra se rendre compte d’une autre réalité, à savoir que l’Algérie a tiré 74 milliards de dollars de ses exportations de pétrole et de gaz en 2012 alors qu’au même moment, les exportations hors hydrocarbures ne dépassent pas un milliard et demi de dollars. Cette situation de dépendance quasi-totale envers le pétrole fragilise dangereusement l’économie du pays et retarde l’avènement d’un développement durable à même de garantir le bien-être de la population et l’avenir des générations futures.

L’Algérie est dans cette situation où à mesure que les prix des hydrocarbures augmentent, la dépense publique et les importations explosent. Cela entraîne une destruction du tissu industriel et une dévaluation administrative de la monnaie nationale pour décourager en vain les importations.

Sur le plan politique, à mesure que le prix du baril de pétrole augmente le pouvoir se sent omnipuissant et s’enferme dans la logique de l’étatisme outrancier, du centralisme et de l’autoritarisme. Il retarde aussi longtemps que possible toute réforme politique et verrouille le jeu démocratique.

Sur le plan social, on assiste à ce paradoxe algérien où à mesure que les ressources financières du pays augmentent le pouvoir d’achat des masses diminue. Le monde salarial, dans sa grande majorité, s’enfonce inexorablement dans la pauvreté. Cette pauvreté salariale, qui découle d’une paupérisation relative vécue par les salariés vis-à-vis des nouveaux riches, contribue grandement à la médiocrité de la qualité du service public et au renforcement des maux sociaux, notamment la corruption, les malversations et les détournements de fonds.

Un changement radical nécessitant le re-engineering du système algérien tout entier est absolument nécessaire pour mettre fin à cette situation qui instaure le statu quo et qui ne laisse place à aucune négociation interne.

Une évidence s’impose d’emblé. Il est illusoire de s’attendre à ce que les personnes qui, pendant cinquante ans, ont minutieusement construit ce système basé fondamentalement sur l’étatisme et le contrôle puissent réformer en profondeur le système de gouvernance politique et économique du pays.

De même, il ne faut pas s’attendre à ce que les détenteurs du pouvoir depuis l’indépendance, construisent un modèle conforme aux aspirations de la majorité de la population du pays qui est jeune et vit à l’ère des technologies du virtuel.

En l’état actuel des choses, le changement en Algérie ne peut se faire que de trois manières :

– Un changement qui se fait suite à une situation de crise majeure, consécutive à un pourrissement de la situation résultant du maintien du statu quo et de l’immobilisme. Le changement, dans ce cas, se fera forcément par la violence comme cela s’est fait en Libye et en Syrie. Ce type de changement n’est pas désirable ni à souhaiter.

– Un changement qui se fait grâce à un processus incrémental et disjoint. Selon Braybrooke et Lindblom (B&L), deux chercheurs américains, en matière de changement, on ne peut pas optimiser dans une nation complexe : on ne peut qu’améliorer ! Comme l’explique Taieb Hafsi : « L’amélioration obéit à ce que B&L appellent ‘’l’incrémentalisme disjoint’’. Cela veut dire que lorsqu’on doit prendre une décision qui affecte toute la nation, on appelle cela une décision de politique, on ouvre la table pour que tous ceux concernés puissent apporter leurs contributions. Ainsi, grâce à la participation ouverte et institutionnalisée, tout problème en Amérique est étudié bien mieux qu’ailleurs puisque toutes les perspectives viennent se prononcer sur la meilleure façon de prendre la décision. Sur cette base-là, on peut prendre la décision en sachant qu’on n’a pas laissé de côté un aspect important du problème. Lorsque la décision est prise, cependant, il y aura des gagnants et des perdants. Pourquoi les perdants reviennent à la table pour la décision suivante ? Pourquoi n’abandonnent-ils pas ? Parce que toutes les décisions aux Etats-Unis sont des décisions incrémentales, c’est-à-dire petites, qui ne rajoutent qu’un petit incrément à ce qui existe déjà. Donc, on ne perd jamais définitivement dans ce pays. On peut revenir et gagner au tour suivant. Ce processus constant fait que les décisions sont prises au mieux et corrigées au mieux. On change par petites touches, comme si on peignait un tableau de maître. »

Ce type de changement n’est malheureusement pas possible en Algérie à cette étape-ci car il nécessite des institutions qui fonctionnent parfaitement, une société civile forte, une classe moyenne solide et épanouie, beaucoup de transparence et un cadre permettant la libre négociation. Il pourra être envisagé le jour où l’Algérie sera dotée d’une classe moyenne bien établie, aura des institutions solides, un système véritablement démocratique permettant à l’alternance des tendances politiques de jouer pleinement son rôle.

– Le troisième type de changement est un changement qui se fait à la suite de fortes pressions internationales ou d’une prise de conscience de la nécessité de sauver le pays pour ne pas tomber dans le scenario du premier cas, qui représente la politique d’ « après moi le déluge ». Dans ce troisième cas de figure, le régime sauve sa peau en introduisant des réformes crédibles et sérieuses où l’étatisme, grâce à une politique de décentralisation et à l’application d’un nouveau mode de gouvernance, arrive à se réhabiliter et à coexister avec un secteur privé national fort, dans un cadre où règne l’harmonie et la politique du juste milieu. Un étatisme qui se confine à la gestion des secteurs stratégiques comme l’énergie, l’eau, les transports et les infrastructures et laisse le reste des activités à un secteur privé national qui est le créateur d’emplois productifs et durables.

 

Quelques idées pour une réforme politique et économique en Algérie

 

Cette option n’est possible que si les tenants du pouvoir changent leur grille de lecture du monde car le monde a changé et connaît de nouvelles recompositions. Elle n’est possible que s’ils acceptent de substituer à la souveraineté de l’Etat et de la nation la souveraineté du peuple, tout en garantissant toutes les libertés individuelles et la liberté de conscience.

Les réformes dans ce contexte doivent mener à l’abandon de l’étatisme outrancier, de la centralisation, de la logique de contrôle et des idées rétrogrades et populistes enrobées dans le vocable de « patriotisme économique ». Ces réformes doivent :

1. Sur le plan politique :

réhabiliter les institutions qui doivent être le reflet d’élections libres et propres ;

– favoriser des partis politiques qui tirent leur légitimité de la volonté populaire et qui respectent le jeu démocratique ;

– mettre en place une véritable séparation des pouvoirs impliquant une authentique indépendance du pouvoir judiciaire ;

– limiter les mandats présidentiels à deux quinquennats ;

– autoriser des médias privés auprès des médias publics ; les médias lourds doivent accorder le même temps aux différents candidats en périodes d’élections ;

– promouvoir la méritocratie en matière de choix des hommes à la place du clientélisme et de l’obéissance ;

– mettre en œuvre une décentralisation qui donne plus de pouvoirs et de moyens fiscaux aux wilayas pour qu’elles soient maîtresses de leur développement

2. Sur le plan économique et social :

– Articuler une vision et un projet de société qui visent à mettre en œuvre la réalisation d’une classe moyenne. Un projet de société qui fasse rêver la jeunesse, mobiliser le peuple et mettre au travail l’ensemble de la nation. Il nécessitera des investissements massifs dans le développement humain, à savoir, la santé, l’éducation, la formation professionnelle, l’enseignement supérieur et la recherche scientifique. Une réforme en profondeur dans ces secteurs est vitale en vue de mettre en place la culture du savoir, du savoir-faire et du savoir- être et qui fera d’Alger un pôle d’attrait pour les compétences non seulement algériennes mais aussi mondiales.

– En matière de développement humain, il s’agit d’investir dans le développement et la promotion de toute la population algérienne afin de lui permettre de passer d’un état de population assistée à celui de population industrieuse, productive, efficace qui s’insère dans un ordre mondial nouveau, construit sur le savoir. Cette population doit donc être en mesure d’accompagner l’Algérie dans son voyage vers une société prospère.

– L’Algérie doit, par conséquent, investir plus que jamais dans son peuple afin que toute la population puisse participer de façon effective à la vie économique, sociale et politique du pays. Il s’agit de mettre en place des systèmes d’éducation et de santé qui répondent aux standards internationaux les plus élevés et, en même temps, d’amorcer un retour des compétences algériennes exerçant à l’étranger en créant les conditions économiques, sociales, et culturelles appropriées pour favoriser ce retour. Il s’agit de mettre les hommes et non la production au cœur de l’approche du développement économique. Nous avons vu que l’argent seul ne fait pas le développement. L’Algérie dispose aujourd’hui de 200 milliards de dollars, n’a presque pas de dette et n’est pas pour autant développée. De ce fait, la croissance du revenu national par tête d’habitant ne doit plus constituer l’unique référence. Il faut privilégier un indice qui comprenne des indicateurs de revenu et de progrès en matière de santé et d’éducation. Cet indice doit rendre compte des performances de l’économie mais aussi, et surtout, des éléments de développement humain qui sont l’espérance de vie, l’amélioration du système de santé et du système scolaire qui indique les performances en matière de savoir.

En matière de santé :

– L’Algérie doit développer un système de santé intégré, géré selon les meilleurs standards internationaux. Ce système doit être accessible à toute la population et offrir des services médicaux à travers des institutions publiques et privées.

– La politique nationale de santé doit établir et surveiller des normes relatives aux aspects sociaux, économiques, techniques et administratifs de soins médicaux et promouvoir des services performants et à la portée de tous. Un système de santé capable de permettre aux Algériens de vivre plus longtemps et en bonne santé. Des soins préventifs et curatifs prenant en compte les besoins de tous. Une recherche de haute qualité favorisera la santé publique, la biomédecine et l’efficacité clinique.

En matière d’éducation :

– L’Algérie doit mettre en place un système d’éducation et de formation de niveau international qui dispense une éducation de toute première qualité comparable à celle offerte par les meilleurs établissements scolaires, universitaires et écoles techniques dans le monde. Ce système doit comprendre des programmes qui encouragent la pensée analytique, les matières quantitatives, la créativité, l’innovation et l’entrepreneurship, tout en favorisant la cohésion sociale et le respect de la culture et des valeurs algériennes.  

– Le système doit offrir des opportunités aux étudiants pour développer tout leur potentiel et les préparer au succès dans un monde qui compte de plus en plus sur un niveau de technicité élevé. Il doit élever la performance à tous les niveaux et offrir des possibilités pour l’éducation et la formation au-delà du niveau secondaire. La formation continue et l’expansion des capacités du corps professoral doivent aussi constituer un élément important du système.

– L’Algérie devra accroître les capacités de la main-d’œuvre algérienne en vue de la préparer au passage d’une économie dominée par les hydrocarbures à une économie diversifiée basée sur le savoir, une économie animée par deux secteurs, le public et le privé, qui travaillent harmonieusement ensemble, dans un esprit de complémentarité et de fertilisation croisée, loin de la domination d’un secteur par rapport à l’autre.

– Il faudra encourager les emplois rémunérateurs dans des secteurs à très haute valeur ajoutée. Grâce à cela l’Algérie devra pouvoir retenir les meilleures compétences et amorcer un processus de retour des compétences expatriées. C’est grâce à cela que le pays pourra sortir de la logique de la rente et de son rôle de pourvoyeur de matières premières dans lequel le confine la spécialisation mondiale. C’est aussi grâce à cela qu’il pourra bâtir son avantage concurrentiel, mettre en œuvre une véritable réforme financière et favoriser un secteur privé national fort en vue de diversifier l’économie et réduire sa vulnérabilité.

– Investir dans les nouvelles technologies du numérique et se départir des entreprises et des secteurs sans avenir, peupler le pays de PME, d’entreprises apprenantes et irriguer financièrement l’ensemble du pays pour faire régresser l’informel.

Cette vision nationale doit avoir comme objectif de transformer l’Algérie à l’horizon 2025 en un pays émergent prospère, avec un haut niveau de vie, capable de compter sur une économie diversifiée et qui n’est plus entièrement dépendante des hydrocarbures. Elle doit conduire à la résorption des disparités régionales, des écarts entre les classes sociales et redonner de la dignité et de l’espoir à tout un pays.

 

(*) Diplômé en Sciences po, Lachemi Siagh est aussi docteur en stratégie des organisations et détient un MBA d’HEC Montréal..Consultant international.

 

Lire du même auteur sur Maghreb Emergent :

Pouvoir et Etat dans le monde arabo-musulman : éclairage théorique (1ère partie)

 

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