L’écrivain tunisien Gilbert Naccache* se félicite de l’adoption de la Constitution tunisienne. Pour lui, « au milieu de toutes les pressions qui ont pu s’exercer sur l’Assemblée nationale Constituante, celle de Révolution a été la plus importante ». Aujourd’hui, écrit-il, il faut continuer à pousser Ennahda dans ses retranchements et surtout, demander des comptes aux forces de l’ancien régime.
Lors de la cérémonie de signature de la nouvelle Constitution, Mustapha Ben Jaafar, un rien malicieux, a évoqué le Front du 18 Octobre comme l’ancêtre du consensus qui a présidé à l’adoption du texte fondamental. Et on s’est un peu pris à rêver de ce qui aurait pu se passer si ce consensus s’était produit en novembre 2011, comme l’avait alors souhaité le secrétaire général d’Ettakatol, et si tous les partis, unis au sein du gouvernement, avaient mis en œuvre des mesures pour répondre aux revendications des révolutionnaires au lieu de…
Il fallait peut-être passer par les expériences plus ou moins douloureuses de ces deux années pour que les députés de l’Assemblée nationale Constituante (ANC) finissent par se rappeler qu’ils n’étaient pas des délégués de leurs partis respectifs mais des élus du peuple et qu’ils devaient rendre compte à ce peuple de leur action. Tous ne l’ont pas fait de gaîté de cœur, peu importe, le résultat final, fruit de concessions réciproques, résultat surtout de la prise de conscience de Nahdha de l’impossibilité de faire accepter aux Tunisiens une Constitution islamiste, est de bon augure pour l’avenir.
Il ne s’agit pas principalement de donner des satisfecit aux uns ou aux autres, même si l’on doit rendre hommage à tous ceux, et ils ont été nombreux, qui se sont battus pour arriver à ce texte consensuel. Sans entrer dans les détails, l’obstination, la fermeté des uns, le courage des autres, la compréhension de la nécessité de concessions de part et d’autre, et même les attaques de mauvaise foi des ennemis de la Révolution, leurs menaces à peine voilées d’une réédition du processus égyptien, tout cela a joué un rôle dans l’heureuse issue de ces vingt-six mois de discussion. Il faut aussi noter que la publicité faite à ces séances de l’ANC, les innombrables débats et prises de positions qui ont eu lieu dans les médias ont fait beaucoup pour la compréhension populaire de l’objet des discussions, la définition des rapports à venir entre citoyens.
Soit. Le temps viendra d’un bilan détaillé de ces discussions, des événements qui, à l’arrière-plan, ont été décisifs, comme les deux assassinats politiques et les formidables mobilisations populaires qui les ont suivis, d’un catalogue de toutes les pressions qui ont pu s’exercer de divers lieux de Tunisie et d’ailleurs, du rôle des organisations de la société civile, les syndicats de travailleurs et du patronat en premier, de l’opportunité de reléguer à l’arrière-plan la légitimité électorale de l’ANC, du rôle des partis politiques non présents à l’assemblée, etc.
Mais au milieu de toutes les pressions qui ont pu s’exercer sur l’ANC, celle de la Révolution a été la plus importante : par sa mobilisation active dans les condamnations des assassinats politiques, dans les sit-in qui, dans tout le pays ont demandé le départ du gouvernement, voire la dissolution de l’ANC – mot d’ordre qui, heureusement, n’a pas conduit au pire ; par son refus d’entrer dans les jeux politiciens des uns et des autres, en maintenant la pression, en ne cessant de demander du travail, en protestant contre les inégalités régionales, par sa fidélité, en somme, aux élans de sa Révolution, la jeunesse de la Révolution démocratique et sociale a envoyé un message clairement compris, cela ne fait pas de doute. L’instrumentalisation, par Nidaa Tounes et ses alliés des mobilisations hostiles à la Troïka a poussé Nahdha à négocier avec le parti de Caïd Essebsi, qui alternait les menaces de coup d’ Etat à l’égyptienne aux propositions de collaboration, qui dénigrait l’ANC et proposait le retour à la confection d’une Constitution par des experts… La jeunesse n’a pas suivi Nidaa et s’est rebellée contre la manipulation qui avait été faite autour de sa mobilisation.
Ennahda a eu peur de se retrouver allié aux seuls jihadistes
Ce qui s’est passé ces derniers jours est le résultat, en grande partie, de la peur de Nahdha de se voir complètement coupée de la Révolution et contrainte de ne plus être appuyée que par des extrémistes jihadistes rejetés par la population. Elle semble avoir compris que, pour battre Nidaa Tounès, la seule possibilité est de réaliser ce consensus qu’on disait impossible autour d’une Constitution civile -que des voix se sont élevées pour dire déjà que c’est la Constitution de Nahdha, traitant du même coup les 80 représentants des partis de l’opposition de pantins manipulés ! Pour reprendre les termes d’Amira Yahyaoui, « cette Constitution n’est pas la meilleure, elle comporte en elle toute notre schizophrénie, toutes nos craintes, elle peut même être dangereuse par certains aspects. Cette Constitution a aussi des articles magnifiques, révolutionnaires, inimaginables. Ce qui est certain c’est que cette Constitution est bien meilleure que celle de 1959… »
Ce qui importe aujourd’hui, c’est essentiellement ceci : quoiqu’on ait pu penser ou dire de telle ou telle formation politique, il reste que le vote de l’ANC montre qu’il y a deux types de partis politiques en Tunisie. Le premier type, qui englobe les partis qui s’étaient opposés à Ben Ali, mais qui n’avaient ni prévu ni dirigé la Révolution et dont la légitimité vient de cette dernière : ce sont des sortes de parasites de la Révolution, qui vivent sur son dos et à ses dépens mais qui ne peuvent s’opposer frontalement à elle, encore moins la stopper définitivement, parce que leur vie en dépend et que la défaite de la Révolution ouvrirait la porte à leur propre liquidation (1). Si réactionnaires qu’ils puissent paraître, par leur idéologie ou le projet de société qu’ils défendent, ces partis qui ont approuvé la Constitution ont montré qu’ils tenaient à garder le contact avec la Révolution, qu’ils ont compris que leur sort était lié à elle. Et, en faisant cela, ils ont porté un coup à la contre-révolution qui comptait sur leurs désaccords pour faire avancer ses affaires.
En face, organisés dans des partis plus ou moins proches de l’ex-RCD ou se tenant en réserve pour une éventuelle reprise du pouvoir, des membres de l’ancien appareil d’Etat, des pourvoyeurs de fonds de l’ancien régime, des financiers qui lui étaient acquis, des racketteurs du peuple, tous ceux qui ont profité du fonctionnement de ce régime, sont les contre-révolutionnaires. Peu importe qu’ils nient totalement ou qu’ils minimisent les pratiques condamnées par la Révolution, ils visent, plus ou moins ouvertement, à renverser la Révolution et à rétablir, sous une identité ou une autre, l’Etat de parti unique et sa dictature, et ils comptent pour cela sur les restes encore vivants de l’ancien appareil d’ Etat. Ceux-là sont les ennemis de la Révolution, qui doivent individuellement rendre des comptes de leurs activités passées à la justice, et collectivement être empêchés d’avoir une activité politique, jusqu’à ce qu’ils soient blanchis par la justice.
L’attitude de ceux qui ont pris fait et cause pour la révolution ne peut être la même par rapport à ces deux types de partis : avec les premiers, mener une lutte idéologique et politique sans concession et faire des pressions sur eux, mobiliser pour que la pression soit la plus forte possible, en vue de leur faire réaliser les objectifs de la Révolution, d’aller au moins dans ce sens, et d’abord de redonner leur lettres de noblesse aux martyrs et aux blessés de la Révolution, en trouvant et punissant leurs agresseurs et en appliquant la loi sur la justice transitionnelle. En s’appuyant sur la Constitution, agir pour que ses dispositions soient mises en pratique, et pour qu’on reconnaisse dans les faits le droit au travail, et se mobiliser aussi pour suivre la traduction juridique des acquis de cette constitution…
Avec les seconds, il est clair qu’il s’agit d’ennemis de la Révolution qui doivent être empêchés de nuire à cette dernière : il faut donc tout faire pour aller dans le sens de la justice transitionnelle, mais aussi de la reconstruction d’un appareil d’ Etat débarrassé d’eux et de leurs pratiques, en un mot de la construction d’un véritable Etat de droit où l’appartenance politique ne pourra plus justifier avantages et privilèges.
Le premier pas a été fait, avec des retards et des difficultés qui en ont découragé plus d’un. Entamons les pas suivants, ils ne seront pas forcément plus faciles, mais nous savons, nous venons d’en avoir une démonstration, qu’ils finiront par nous faire avancer, pour que vive la Révolution.
Notes
(1) C’est aussi la leçon que les islamistes de Nahdha ont sans doute tirée de l’échec de Morsi en Egypte : croyant son heure venue, il a oublié ce qu’il devait à la Révolution et a cru pouvoir la défier ; cela lui a coûté cher, mais aussi à la Révolution égyptienne que le retour des militaires fait plus que menacer.
(*) Gilbert Naccache est né en 1939 à Tunis. Il fait ses études supérieures à Paris à l’institut national agronomique. De retour en Tunisie, il travaille au ministère de l’Agriculture comme ingénieur agronome. Ses activités politiques au sein du groupe de gauche radicale Perspectives lui valent d’être arrêté en mars 1968 et lourdement condamné. Il ne sera libéré qu’en 1979. Cristal, son premier livre, publié en 1982 à Tunis (et réédité en 2001 aux Editions Chama) est un roman qui raconte son expérience carcérale, également évoquée dans Le ciel est par-dessus le toit, un recueil de textes paru en 2005 aux Editions du Cerf (Paris). Il a publié en 2009, chez ce même éditeur, Qu’as-tu fait de ta jeunesse ? Itinéraire politique d’un opposant à Bourguiba (1954-1979) et plus récemment, en janvier 2012, aux Editions Mots passants (Tunis), Vers la démocratie?
Les intertitres sont de la rédaction de Maghreb Emergent.