Dans cette contribution, Maggy Grabundzija, anthropologue vivant à Sanaa, rappelle certaines vérités concernant le conflit actuel au Yémen : l’appui iranien aux Houthis reste difficile à évaluer et tous les zaydites ne les soutiennent pas, ce qui fait de ce mouvement bien autre chose qu’un mouvement confessionnel.
Tous les soirs, depuis plus de trois semaines à présent, dès 19 heures, je m’installe comme nombre de Yéménites devant la télévision. J’ouvre une chaîne d’information arabe. Peu importe laquelle puisque toutes diffusent la conférence de presse orchestrée par le brigadier générale Ahmed ‘Assiri, qui est le porte-parole des opérations militaires menées par la Coalition de forces militaires et pilotées par l’Arabie saoudite.
Ironie de l’histoire : le brigadier général est manifestement originaire de la région de ‘Assir, comme son nom l’indique. Situé au sud-ouest de l’Arabie saoudite, ce territoire était yéménite avant qu’il ne soit concédé à son voisin pour une période déterminée de soixante ans (traité de Taif, signé en 1934). Plus de soixante années plus tard, Ali Abdallah Saleh, président du Yémen à l’époque, avait cédé définitivement ces terres à l’Arabie saoudite (traité de Jeddah, signé en 2000). Pour nombre de Yéménites et notamment les Houthis, la région de ‘Assir reste malgré cet accord un territoire yéménite. Beaucoup accusent Ali Abdallah Saleh d’avoir abandonné ces terres en échange de sommes d’argents conséquentes accordées par l’Arabie saoudite. Ainsi, Ahmed ‘Assiri représente tout un symbole.
Pour beaucoup de Yéménites il s’agit bel et bien d’une agression
Le haut dignitaire militaire dresse un bilan quotidien des nombreuses attaques conduites et, preuves à l’appui, exhibe des vidéos des emplacements ou des engins ciblés qui sont détruits sous nos yeux (bases militaires, avions, chars et plus récemment des infrastructures de loisirs, comme les clubs où sont stockés les munitions des Houthis).
La conférence de presse est organisée de telle manière qu’après l’intervention du brigadier général, les journalistes ne posent aucune question embarrassante. Pas une seule allusion aux violations du droit de la guerre (attaquent ciblant des civils, notamment des femmes et des enfants) et des droits internationaux humanitaires (puisque les ravitaillements humanitaires sont difficilement acheminables à cause des incessants bombardements) commises par la Coalition.
Ces exactions ont notamment été dénoncées dans une lettre adressée le 13 avril 2015 par l’organisation Human Rights Watch au roi de l’Arabie saoudite, Salman Bin Abdul ‘Aziz Al-Saud. Mais, tant que les objectifs de l’attaque ne sont pas atteints, aucune trêve n’est envisageable pour la Coalition, même afin de permettre un corridor humanitaire.
Ainsi, la conférence de presse est un tour de force d’une stratégie de communication bien rôdée qui présente un bilan toujours plus positif que la veille de l’agression menée contre le Yémen et l’illustre par le fait que tous les jours, un plus grand nombre de Yéménites soient se rallient au président élu, Abdu Rab Mansur Hadi, soit soutiennent la coalition. Le haut dignitaire militaire cite l’adhésion de différentes tribus de diverses régions du pays, de certaines forces populaires, des fidèles Houthis qui rendent leurs armes, de certains hauts dignitaires de l’armée qui avaient fait allégeance à l’ancien président Ali Abdallah Saleh. Le peuple yéménite soutiendrait donc cette attaque.
En réalité, contrairement à l’image offerte par le brigadier générale Ahmed ‘Assiri la population ne semble pas accepter à l’unanimité cette agression dirigée par les Saoudiens.
Une partie des Yéménites ne se rallie pas aux bombardements mais ne les condamne pas non plus se demandant qu’elle serait l’autre politique possible afin d’enrailler la montée en puissance des Houthis ainsi que d’Ali Abdallah Saleh – ascension à laquelle le peuple assiste depuis de longs mois sans qu’aucune opposition soit organisée, qu’elle soit interne ou externe au pays. Par ailleurs, seul le parti Al-Islah a officiellement déclaré soutenir les actions menées par la coalition et se ranger du côté du président élu, Abdu Rab Mansur Hadi.
Les partis socialistes et nassériens, sans condamner l’attaque exigent l’arrêt immédiat des bombardements et ont chacun soumis des propositions afin de mettre fin à cette opération militaire. Enfin, plus les jours passent, plus les besoins humanitaires sont criants et le nombre de victimes civils, souvent des enfants et des femmes dont les photos circulent sur les réseaux sociaux et dans les journaux télévisés, ne cesse d’augmenter. Face à une telle situation des voix s’élèvent contre cette agression sur les réseaux sociaux.
Tous les zaydites ne se sont pas ralliés aux Houthis
Les déclarations du brigadier général Ahmed ‘Assiri sont claires. L’attaque dirigée par l’Arabie saoudite a pour ambition de rétablir la sécurité et la stabilité au Yémen : les Houthis qui sont à l’origine des troubles dans ce pays et qui sont soutenus par l’Iran doivent être arrêtés dans leur avancée et ne plus être nuisibles. Ainsi, l’attaque menée par l’Arabie saoudite serait une guerre sunnites contre chiites. Est-ce bien là une réalité?
Une telle grille d’analyse rappelle ce que de nombreux acteurs politiques internes et externes au Yémen adoptent. Ils accusent, en effet, les Houthis d’entraîner le pays dans une guerre confessionnelle, opposant les chiites aux sunnites (Houthis contre Al-Islah). Une telle affirmation est discutable. Tout d’abord, tous les zaydites yéménites ne se sont pas ralliés au mouvement houthi, même si c’est le cas de nombre d’entre eux, dont certains adoptent une stratégie de pouvoir plus qu’ils font allégeance à une certaine doctrine religieuse.
De même, le mouvement rassemble au-delà des chiites puisque des sunnites, ceux notamment appartenant à la famille du Prophète Mohamed, des Hachémites, sont souvent séduits par lui, adoptant ainsi une stratégie d’accès au pouvoir. Enfin, dans ses discours, Abdel Malek Al-Houthi désigne comme son ennemi le parti Al-Islah en tant qu’entité politique sans jamais les associer au sunnisme. Ainsi, analyser la montée du mouvement Houthi comme entraînant un repositionnement religieux pouvant mener à une guerre confessionnelle est un raccourci.
En outre, les Houthis sont accusés, par des acteurs internes et externes au pays, d’être à l’origine d’un autre mal. Leur alliance avec l’Iran fait dire à certains que leur mouvement est étranger au pays. Les Houthis sont vus comme des envahisseurs puisqu’ils seraient fidèles à la doctrine imamite, pratiquée par les chiites d’Iran alors que les Houthis sont zaydites. Une telle allégation oublie que le zaydisme est endogène et qu’il est né sur les terres yéménites au IXe siècle après J.C. Par ailleurs, il n’existe aucune preuve d’un changement dans la pratique religieuse chez les Houthis. Enfin, aujourd’hui aucune information ne saurait affirmer l’étendue du soutien de l’Iran au mouvement Houthi. S’agit-il d’une simple alliance politique? L’Iran approvisionnerait-il le mouvement en armes ou le financerait-il?
De toute évidence, cette agression menée par l’Arabie saoudite est un enjeu régional. Il s’agit d’établir un équilibre des forces entre ce pays et l’Iran, aux dépens de la stabilité du Yémen : dans un tel contexte géopolitique, il est indispensable que l’Arabie Saoudite combatte les Houthis qui se doivent être perçus comme des agents à la solde de l’Iran. Or, les analystes politiques et militaires s’entendent pour affirmer que sans la participation des forces armées ralliées à l’ancien président Ali Abdallah Saleh, les Houthis ne pourraient atteindre les positions stratégiques qu’ils occupent actuellement. En d’autres termes, Ali Abdallah Saleh dirige l’opposition contre le président élu, Abdu Rab Mansur Hadi. Par conséquent, plus qu’une guerre confessionnelle, il s’agit pour l’Arabie Saoudite tout d’abord de se placer dans la scène politique régionale comme le maître du maintien l’ordre et également de mettre fin à Ali Abdallah Saleh.
La question qui se pose alors est : pourquoi l’Arabie Saoudite et, dans une certaine mesure, les pays du Golfe qui soutenaient l’ancien président Ali Abdallah Saleh jusqu’à encore récemment, ont décidé de se défaire de lui? Est-ce la nouvelle composition de ministres, plus jeunes, au sein de la royauté saoudienne qui aurait décidé de mener une nouvelle politique étrangère? Est-ce le résultat d’un soutien malheureux qu’aurait accordé aux Houthis Ali Abdallah Saleh, leur permettant d’accéder à un pouvoir qu’ils ne possèdent pas sur le territoire comme une manière de vouloir narguer la pouvoir saoudien?
Maggy Grabundzija vit à Sanaa. Elle est anthropologue. Elle a notamment publié Yémen, morceaux choisis d’une révolution (mars 2011 – février 2012), Paris : L’Harmattan, février 2015.
Cette contribution a été publiée initialement sur le Huffington Post Algérie.