M. Bouteflika a inévitablement entraîné tout l’appareil de l’Etat dans ce dérèglement général. Tout le fonctionnement des institutions s’en ressent, avec une confusion jamais égalée : pour se sortir d’une mauvaise passe, les conseillers du chef de l’Etat sont en train de dire que ses discours sont manipulés par des clans et des lobbies. Tout ceci alors que le pays n’a pas encore bouclé la première année du quatrième mandat.
C’est l’art de réparer une bévue par une bévue encore plus grave. La présidence de la république s’y est essayée ce week-end et a largement réussi le test, montrant que le fonctionnement de la République s’est considérablement dégradé en cette première année du quatrième mandat.
A l’origine de cette nouvelle affaire, qui révèle de graves dysfonctionnements au sommet de l’Etat, un discours du président Abdelaziz Bouteflika, lu en son nom par un de ses conseillers, M. Benamar Zerhouni, à l’occasion du 19 mars, fête de la Victoire. Adoptant un ton grave, le chef de l’Etat n’est pas loin d’accuser l’opposition de forfaiture. Il impute aussi à la presse un comportement proche de l’irresponsabilité. Il se proclame défenseur de l’Etat et des institutions et affirme sa volonté de les défendre contre les uns et les autres, contre « des pseudo-hommes politiques » et contre « une presse qui n’a aucun souci de son éthique professionnelle ». Evidemment, tout ce monde qui s’oppose au chef de l’Etat profère des « sornettes », auxquelles le peuple ne croit pas, ce qui n’empêche pas ces opposants forcenés à « s’évertuer, matin et soir, à effrayer et démoraliser le peuple, à saper sans confiance dans le présent et l’avenir ».
La charge est très violente. Elle ne s’adapte pas au moment, la fête de la Victoire, traditionnellement consensuelle et apaisée. Elle détonne avec les méthodes habituelles. Elle provoque un malaise, car il devient très vite évident que cette attaque est aussi inutile qu’inefficace. Rien ne la justifie. Après tout, même si elle avait tort, l’opposition est en droit de s’opposer, et la presse a parfaitement le droit de critiquer les choix du pouvoir.
Complot
Cette conviction qu’une bévue a été commise est partagée, y compris par les cercles du pouvoir, qui tentent alors de rectifier le tir. Mais les questions se multiplient : qui est l’auteur de ce discours à la tonalité visiblement différente? Est-ce le vrai discours ? Pourquoi y a-t-il une différence entre la version en arabe, officielle, et celle rendue publique en français ?
Un choix est rapidement fait pour gérer cette crise. Il s’articule sur deux idées : séparer la presse de l’opposition, et imputer l’attaque contre la presse à un dysfonctionnement et non à une volonté du chef de l’Etat. Des « sources proches » de la présidence se mettent alors en chasse. Elles laissent filtrer la bonne parole. Une erreur a été commise. L’attaque contre la presse ne figurait pas dans le discours du chef de l’Etat. Une main, peut-être malveillante, l’a ajouté. Quelle main ? Celle du ministre de la Communication, en guerre contre certains médias ? Un clan hostile au chef de l’Etat ? Des hommes tapis y compris dans l’entourage immédiat d’Abdelaziz Bouteflika, attendant leur heure pour semer le trouble et la division?
Cette version du complot se révèle très habile. Qui sont les comploteurs ? La France ? Les clans ? Le DRS ? Les forces de l’argent ? Qui parle au nom du chef de l’Etat ? La question passionne, et personne ne peut y répondre, même si certains « spécialistes » affichent un air entendu pour dire, sous le sceau de la confidence, qu’ils ont tout compris. Cette piste permet de nourrir l’imagination, et de laisser à chaque Algérien le soin de donner une identité à ces ennemis factices, pour désigner les comploteurs qui lui agréent le plus. Elle indique aux Algériens que la parole du chef de l’Etat est déformée par des forces occultes tapies dans l’ombre, et ne reculant devant rien pour arriver à leurs fins.
Pire que le mal
Mais sur le fond, cette gymnastique est bien dérisoire au regard des dégâts que révèle l’affaire : il valait mieux, pour le chef de l’Etat, assumer une grossière erreur, plutôt que de reconnaître que l’Etat ne fonctionne plus. Car c’est de cela qu’il s’agit aujourd’hui. Les institutions de la république ont été tellement mises à mal qu’elles ne sont plus en mesure de produire un discours et de l’assumer. La République n’est plus en mesure d’assurer le service minimum. C’est l’essence même du quatrième mandat qui est ainsi révélée.
Ce n’est pas le début de la dérive, ni la fin. Quand le chef de l’Etat est tombé malade une première fois, l’histoire aurait retenu son nom s’il avait démissionné tout de suite ou s’il s’était retiré à la fin de son mandat. Il a fait le choix inverse : rester au pouvoir coûte que coûte. Sérieusement diminué, incapable de remplir ses missions constitutionnelles, selon la formule de l’ancien président Liamine Zeroual, il s’est accroché au pouvoir, décrochant un quatrième mandat totalement absurde : il ne peut ni se déplacer, ni faire de discours, ni tenir de vraies réunions de travail. Il ne peut ni participer aux grands rendez-vous internationaux ni permettre à l’Algérie d’abriter des sommets. Le pouvoir qu’il n’exerce pas est exercé par d’autres, en son nom. Dans l’opacité.
M. Bouteflika a inévitablement entraîné tout l’appareil de l’Etat dans ce dérèglement général. Tout le fonctionnement des institutions s’en ressent, avec une confusion jamais égalée : un patron réunit les ambassadeurs, des lobbies rédigent des décrets, et pour se sortir d’une mauvaise passe, les conseillers du chef de l’Etat sont en train de dire que ses discours sont manipulés par des clans et des lobbies. Tout ceci alors que le pays n’a pas encore bouclé la première année du quatrième mandat.