Comme chaque année, le moment des soutenances des projets de fin d’étude master 2 nous révèle un bout de l’état des lieux pédagogique et intellectuel de l’université algérienne, du travail du corps enseignant et du niveau des étudiant-e-s ; et dans le cas qui nous concerne, à savoir la production architecturale et urbaine, il nous permet de situer la tendance dominante et les enjeux soulevés par cette production théorique et intellectuelle.
Essayons donc à travers une analyse des objets d’étude, des problématiques soulevées et des hypothèses portées par ces travaux universitaires, dans les différents projets et options, de situer les enjeux du débat et de la production architecturale. Ces problématiques ne se laisse pas lire toutefois dans les discours ni dans les mémoires qui accompagnent les projets, qui reste inaudibles. Ils se laissent lire facilement dans les dessins et projets[1].
L’urbain et l’histoire, deux enjeux complémentaires.
On peut identifier deux voies antithétiques dans les projets proposés en fonction de leur rapport à l’histoire et à l’urbain : il y a d’un coté une attitude franchement antihistoriciste et anti-urbaine et une autre qui tente de rétablir, sinon de consolider, ses liens avec l’histoire et la ville. Si la première attitude a le mérite d’être claire. La deuxième souffre d’une certaine ambigüité et incertitude. C’est ce que nous allons essayer de démontrer.
L’attitude antihistoriciste et anti urbaine propose des projets centrés sur des formes abstraites dans tous le sens du terme. Elle veut créer une architecture hors du temps et en dehors de l’espace réel. S’appuyant sur des prouesses technologiques et des formes High-tech, cette architecture évite tout compromis avec l’histoire et tout dialogue avec la ville. Elle dissimule en réalité sa crainte d’affronter le problème des significations de l’architecture. Car une forme architecturale a toujours une signification pour le consommateur ou l’utilisateur, et cette signification n’est pas arbitraire. Elle est souvent tirée de ce qui existe, c’est-à-dire de l’histoire et de l’urbain.
Cette signification peut être aussi nouvelle. Mais, si on refuse une vérification par l’histoire et on s’engage dans la création de nouvelles significations, à fouiller au plus profond de ce que peuvent porter de nouvelles technologies, à exalter la décoration et élargir rhétoriquement une nouvelle vérité esthétique sans discussion, cette architecture ne peut s’éloigner du temps réel, celui porté par la ville d’aujourd’hui, c’est à dire l’urbain et son corollaire l’industrialisation de tout produit culturel, notamment le cadre bâti, et ses conséquences dans la crise environnementale et écologique qu’on vit aujourd’hui !.
Cependant, ce nouvel enjeu est négligé par la production de ces formes abstraites. D’autant plus qu’à ce niveau de réflexion, les formes produites faisant appel à des prouesses technologiques se limitent essentiellement à des prouesses de dessins et de l’image que facilitent les logiciels « 3 d ». De même, au niveau structurel, la conception de ses projets « High-tech » se réduit au système classique appelé « poteaux-poutres ». Or, ce travail inachevé ne peut pas affronter le monde du travail et du chantier où le recours à la prouesse technologique élimine l’architecte au profit du technicien spécialisé de la haute technologie dans les grandes entreprises qui dominent ce genre de bâtiments aujourd’hui
L’un des masters qui tente de prendre en charge cet enjeu environnemental est dans l’architecture qui se veut « bioclimatique » ou encore « durable ». Ici aussi, la réflexion engagée sur cette problématique est orientée vers les techniques nouvelles en refusant d’historiciser cette question et voulant la traiter en dehors des enjeux urbains d’aujourd’hui. Or, nous savons bien que cette crise, dans son expression urbaine et architecturale, est la conséquence d’une fuite en avant léguée par le mythe et l’utopie technologique introduit par l’univers de l’industrialisation.
Là aussi, si on peut accepter le refus d’une vérification par l’histoire de cet enjeu crucial, nous ne pouvons pas éviter son traitement à partir de l’enjeu urbain. Car la ville est là. Elle grandi. Elle nous poursuit et elle porte en elle les stigmates de la crise écologique. Vouloir négliger l’urbain dans le traitement de la production architecturale est une autre fuite en avant.
Historicisme ambiguë…
L’attitude qui consiste à recourir à l’histoire, aux « tissus anciens » et au patrimoine, catégories considérées comme « durables », car porteuses de valeurs permanentes, bute sur deux impasses :
1- récupérer des signes et les images du passé pour couvrir un choix architectural d’aujourd’hui est un geste gratuit et fantaisiste, certes légitime, mais qui peut être toutefois stérile s’il n’est pas inscrit dans une structure en devenir. C’est comme un couple de mariés qui, lors de la fête de mariage font le choix de s’habiller en tenue « arabe », « islamique » ou en « burnous » et robe « berbère » pour faire dans la tradition. Mais une fois cette symbolique assumée et consommée, le couple sera vite rattrapé par la structure de la vie quotidienne. Par analogie, cet exemple d’une pratique culturelle bien de chez nous, peut s’appliquer à ces fantaisies architecturales qui réclament leur historicisme à travers des images choisies arbitrairement. La symbolique puisée de l’histoire comme événement et non comme valeur est peut être légitime, voire nécessaire, pour certains. Mais elle reste un choix individuel, quand bien même elle s’oblige à s’insérer dans une identité mythique autour des dimensions arabo-islamo-berbère qui se veulent « constantes » !!!
2- à partir du moment où les anciennes formes urbaines et architecturales sont produites en adéquation absolue avec les nécessités de la vie et de l’environnement territorial qui a vu leur naissance et qui leur est immédiat, peut-on accepter comme critères de permanence des valeurs, ou des formes et une esthétique, caractéristiques d’une culture préindustrielle ? Les sources et images qui sont utilisée dans ce genre de projets, qui sont quelques fois reconnaissables mais souvent indécises et incompréhensibles, ne sont pas une récupération de l’histoire. Ce sont des émotions, des nostalgies qui servent avec beaucoup d’ambigüité des choix architecturaux et des intérêts autobiographiques. Cet historicisme est donc un choix arbitraire d’un mode linguistique de référence, des allusions qui ne sont que des supports idéologiques fondés sur l’autorité d’une histoire sélectionnée à la lumière du dogme idéologique du moment, aujourd’hui désigné par le triptyque « arabité, islamité et amazighité » !
Le rapport avec le passé « n’est pas une simple déclaration de sympathie, d’amitié pour tout le cycle de l’histoire, considéré comme la marque de la présence humaine »[2], note l’historien d’architecture italien M. Tafuri. Le problème de l’histoire urbaine est en réalité plus complexe. Si les « centres anciens » veulent redevenir des structures porteuses de valeurs de permanence, d’organicité, elles doivent se débarrasser de ce qui en compromet la lisibilité, la fonctionnalité que portent les vicissitudes préindustrielles et les altérations postindustrielles,
Le sol et l’enjeu urbain
Il existe en réalité une opposition entre deux structures, celle de la « ville historique », au delà de ses stratifications, et celle d’une hypothétique ville moderne. Hypothétique, dans le sens où nous sommes toujours à la recherche de cette modernité dans les ébauches incohérentes et manquées d’un nouvel espace urbain que ça soit dans les nouvelles cités (sociale et promotionnelle) et lotissements périurbains (formels et informels) ou dans le mythe des « villes nouvelles ».
Quand W. Gropuis et l’école du Bauhaus, quand Le Corbusier avec les architectes des C.I.A.M[3] et de la Charte d’Athènes, quand les architectes de la social-démocratie de l’Europe centrale entre les deux guerres (des Siedlugen allemands à Berlin et à Francfort au Höf viennois) ont émis des hypothèses urbaines et architecturales aujourd’hui de venues caduques, ils répondaient tous aux exigences de la grande ville à l’ère d’un deuxième âge du capitalisme européen où la question du logement se combinait à une recherche d’une gestion rationnelle du sol urbain. Toutes leurs hypothèses sont devenues des paradigmes dans la production de l’espace au 20° siècle chacune avec ses richesses et ses misères.
C’est aux mêmes enjeux urbains qu’ont tenté de répondre les architectes « Modernes » à Alger au 20° siècle, au delà de leurs différences de style, chez Hanning et Dalloz dans la cité des Annasser à Kouba, chez F. Pouillon dans les cités Climat de France, Diar El Mahçoul et Diar essaada, chez Zherfuss au Champ de manœuvre ou chez Roland Simounet dans les opération de résorption des bidonvilles….
Schématiquement, nous pouvons dire que le principal souci de l’architecture du 20° siècle était d’échapper aux contraintes du sol et à la spéculation foncière qui bloquent le développement de la grande ville et de la grande entreprise industrielle. « L’objet industriel », écrit M. Tafuri, « ne présuppose aucune situation univoque dans l’espace, car la production en série implique au départ le dépassement radical de toute hiérarchie spatiale »[4]. Ainsi, le bâtiment se libère du sol, porté à l’extrême par les pilotis de Le Corbusier et avec lui la ville se dilate jusqu’à l’infini.
Auparavant, le 19°siècle a amené la rationalisation du sol urbain jusqu’à sa rationalité géométrique que symbolise la régularité morphologique de la parcelle et de l’ilot Haussmannien à Paris, vue et corrigée par l’ilot élargit et produit en série par I. Cerda à Barcelone. La structuration des organismes architecturaux est sciemment liée au thème de l’espace urbain.
Tout ceci résume, d’une manière succincte, les catégories morphologiques urbaines et esthétiques architecturales qui structurent la ville contemporaine qu’on retrouve facilement, avec un peu d’observation critique, dans l’histoire de la ville algérienne contemporaine. Cet héritage est appelé à affronter les enjeux urbains d’un capitalisme arrivé à son troisième âge, dans un pays retardataire, à la recherche d’une transition tant sociale et urbaine qu’écologique et environnementale.
Penser la ville pour contenir son architecture
Si, dans le passé de la petite ville, la forme existante est une structure stable et disponible, prête à changer de forme, de signification par l’introduction d’objets architecturaux compacts, la grandeur des opérations, le changement dans l’échelle typologique du bâti, la vitesse de formation de la grande ville d’aujourd’hui, exige un changement de démarche.
Quand la culture architecturale italienne des années cinquante a repris en mains le problème de la ville à travers l’enjeu des centres historiques détruits en partie par la 2° guerre, elle ne s’est pas rattachée aux thèses des C.I.A.M et elle a tourné le dos à la charte d’Athènes. Elle s’est efforcée d’éviter une historicité fétichisée. Elle a essayé de saisir ces villes à l’intérieur de la dialectique qui a présidé à leur formation et à leur développement. Avec les architectes et historiens de l’école de Venise[5] s’ouvre un chapitre dans l’histoire de notre problème. Une lecture structurelle s’est substituée, d’un coté aux considérations purement visuelles et romantiques des villes historiques et d’un autre coté au champ de bataille de la construction spéculative.
Le problème de la forme urbaine est désormais pris dans son ensemble, comme l’organisation dynamique d’une dialectique ininterrompue entre permanence des structures urbaines et territoriales et changements des morphologies architecturales. Voila ce qu’écrit C. Aymonino[6], l’un des architectes de cette école : « Une ville sera d’autant plus caractérisée d’autant plus significative, que ses éléments spatiaux et interprétatifs tendront à se superposer, jusqu’à devenir indispensable les uns les autres. Mais cette condition essentielle ne peut être « efficace» que si l’on réinterprète chaque fois tous les éléments en jeu ; et qu’est ce que réinterpréter, sinon projeter ».
Ces quelques lignes ne relève pas d’une critique purement académique, même si la réflexion est partie d’un débat universitaire. Elles interpellent aussi les professionnels, ceux des ministères de l’habitat et de l’enseignement supérieur qui, de réforme à commission, tourment pratiquement en rond ; en dernière instance la commission de réforme du Master architecture qui a accouché d’une souris[7]. Ça interpelle aussi les professionnels dans le terrain de la conception.
La pensée sur la ville est absente dans les principaux projets produits à Alger ces dernières années et qui paradoxalement se veulent tous structurant. Mais ils structurent quoi ? A quoi sert les projets d’universités à Said Hamdine et à Chateau neuf si les images parfois chatoyantes de leurs façades s’isolent des espaces qu’elles sont censés structurer ? A quoi sert un Opéra qui s’isole dans les terres agricoles de Ouled Fayet ? Pourquoi un grand ministère des affaires étrangères aux Annassers, placé sur un des nœuds les plus emblématique du territoire d’Alger, engendrant même des gros travaux d’infrastructure, mais reste inaccessible au piétons ? Quel sens à donner à une grande mosquée, ostentatoire par ses dimensions, mais incapable de créer de la ville dans une polarité en émergence dans la capitale ?
Autant de questions qui interpellent nos professionnels de l’espace et nos chercheurs universitaires pour changer de démarche : penser la ville pour contenir son architecture.
Nadir DJERMOUNE, Architecte/urbaniste-
Institut d’urbanisme et d’architecture
Université Saad Dahlab, Blida.
[1] Passons sur les notes octroyées et les appréciations des jurys et de l’encadrement respectifs qui, si l’on s y réfère, nous suggère un niveau très élevé qui frise l’excellence. Ce qui est en contradiction, faut-il le noter, avec « le très bas niveau de l’université algérienne» décrété par la critique médiatique et institutionnelle nationale voire internationale et admis par l’opinion.
[2] M. TAFURI, Histoire et théories de l’architecture, édit. SDAG, Paris, 1976, P. 71.
[3] Congrès international de l’architecture moderne (C.I.A.M)
[4] M. TAFRI, Projet et utopie, Dunod, Paris, 1979, P. 107.
[5] Voir sur ce sujet l’ouvrage de Christina MAZZONI, La tendenza, une avant-garde architecturale italienne, 1950-1980, édit. Parenthèses, Marseilles, 2013. Voir aussi M. TAFURI, Histoire et théories…Op. cit.
[6] Carlo AYMONINO, « L’édificion e l’ambiante ; premesse alla progettazione, polycopié du cours de composition de l’IUAV, 1967, cité par M. TAFURI, in, Histoire et théories de l’architecture, op. Cit. P. 104.
[7] Débat qui est passé sous silence, élaboré dans les huis clos d’une commission, mais dont les résultats sont appliqués.(on y reviendra dabs une future contribution)