Pour Zoubir Benhamouche*, « le régime va devoir redistribuer toujours plus à plus de monde » mais cette redistribution, explique-t-il, ne changera rien à son rejet par la société. En plus, écrit-il, elle ne pourra qu’être de plus en plus limitée à l’avenir à cause de la réduction des revenus de l’Etat qui n’est pas à écarter, de l’inflation, de la pression démographique et de l’arrivée sur le marché du travail de centaines de milliers de jeunes diplômés.
L’économie politique est cette branche de l’économie qui étudie le lien entre les institutions et l’économie. Depuis le début des années 1990, elle a progressivement occupé une place de plus en plus importante en économie du développement. Elle a notamment influencé la façon dont les institutions internationales abordent les problèmes de développement et leurs domaines d’intervention.
L’économie politique est très utile pour comprendre les problèmes de développement de l’Algérie car ils prennent leur racine dans la nature des institutions. L’Algérie est classée dans la catégorie des régimes autoritaires[1]. Le fait que le régime politique ne soit pas démocratique n’explique pas en soi que le pays soit en panne économiquement et socialement. Il y a des pays sous des régimes non démocratiques qui arrivent à se développer. Certes, ce que l’on observe c’est qu’une croissance soutenue sur une longue période nécessite une réforme des institutions vers un fonctionnement plus démocratique. En d’autres termes, la croissance est possible sous des régimes non démocratiques mais une croissance soutenue, à long terme, ne peut se faire sans une certaine démocratisation des institutions.
L’Algérie a ceci de particulier qu’elle dispose d’une rente. La croissance est tirée par les revenus issus de la rente, ce qui crée une certaine dé-corrélation entre les institutions et la croissance. C’est notamment ce qui explique pourquoi une croissance, certes molle, a été possible sur le long terme sans une transformation significative des institutions. Il arrive, cependant, que la rente ne soit plus suffisante, ce qui peut provoquer des tensions sociales à l’origine de réformes institutionnelles. C’est le cas de ce qui s’est passé à la fin des années 1980. Outre l’ouverture politique (contrôlée), ce sont ces réformes qui ont permis l’émergence du secteur privé. Cet épisode permet d’entrevoir l’avenir et de saisir les défis qu’il va poser à la société algérienne.
Revenons un instant sur la nature des institutions. Quelle est-elle ? Pour simplifier, elle est dite extractive, dans le sens où les institutions sont sous l’emprise de groupes réduits de la société à des fins de contrôle de la rente et donc du pouvoir politique. Le lien entre rente et pouvoir politique est capital : non seulement les détenteurs du pouvoir ont besoin de contrôler la rente mais ils ont également besoin d’une rente suffisamment abondante. Le contrôle de la rente permet de maintenir leur pouvoir de facto (au contraire du pouvoir de jure), en le maintenant matériellement et humainement (le pouvoir de violence par définition) et en redistribuant la rente de façon directe ou indirecte (projets publics). Ce n’est pas pour rien que le budget de l’Etat repose pour presque 70% sur la rente pétrolière.
Le régime ne veut pas avoir recours à une fiscalité non pétrolière pour maintenir une dichotomie entre l’Etat et la société. La rente doit être de plus en plus abondante pour contenter au mieux les besoins de la société et éviter que des revendications sociales ne se transforment en revendications politiques, autrement dit en contestation du pouvoir, comme en octobre 1988 et au début des années 1990. Dans ce cadre, on comprend pourquoi, depuis l’envolée des cours du pétrole, le régime n’a mené aucune réforme digne de ce nom pour extraire l’économie de sa dépendance des hydrocarbures : la rente a été suffisamment abondante. Par ailleurs, réformer implique des changements dans le fonctionnement de l’administration qui sont contraires à la logique du régime politique. En effet, pour faire simple, disons que cela nécessiterait d’étendre le champ des libertés, de donner plus d’autonomie non seulement à l’administration mais également à la société. Par dessus tout, et peut-être de façon plus générale, les réformes induiraient des changements de comportement dans un sens de recherche de l’efficience et non de recherche de la rente. Enfin, les réformes nécessiteraient d’établir des règles plus claires, plus formelles, ce qui, là encore, est contraire à la logique du régime qui repose sur des règles informelles. En effet, par définition, le pouvoir de facto est contraire au respect de règles formelles, sauf dans le cas d’une dictature qui s’assume comme telle.
La conclusion de tout cela est qu’il n’y a pas eu de réformes depuis l’envolée des prix du pétrole, non pas parce que les gouvernants ne savent pas comment faire mais parce qu’ils ne le voulaient pas. La recherche en économie politique a produit de nombreuses analyses pour expliquer la conduite des politiques publiques dans les pays non démocratiques. Ce qu’elle a permis de comprendre est qu’il n’y a rien d’irrationnel dans les comportements anti-développement (ou qui limitent le développement) des régimes non-démocratiques.
Un faible effet de l’investissement public sur la croissance
Ainsi, non seulement les gouvernants n’ont-ils pas réformé « dans le bon sens » mais ils ont même fait le contraire. Des règles contraires au développement économique ont été mises en place. Je pense à l’article 49/51, à la pénalisation de l’acte de gestion, à l’effacement de la dette des agriculteurs, au remboursement anticipé de la dette, au crédit documentaire, etc.
Tout ceci va dans le sens du renforcement de la logique rentière de la société. Qui plus est, les dépenses publiques ont été faites de façon dite « inefficiente », toujours dans le souci de maintenir la logique « rente-pouvoir de facto ». L’ensemble des dépenses publiques des 15 dernières années peuvent être vues sous ce prisme. Pour ce qui est des projets d’infrastructures, ce qui peut mettre la puce à l’oreille, c’est la faible réaction de la croissance aux dépenses publiques. Lorsqu’on place sur un même graphique les valeurs moyennes sur la période 2001-2011 de la part des dépenses publiques dans le PIB et du taux de croissance de l’économie, on constate que l’Algérie est l’un des pays où l’investissement public a le moins d’effet sur la croissance du PIB. Les dépenses publiques d’investissement ont été en moyenne d’un peu plus de 12% du PIB, alors que le taux de croissance moyen du PIB a été à peine supérieur à 2%. Ceci est à comparer avec l’Angola, par exemple, où le PIB a crû de 8% pour un investissement public de moins de 9% du PIB, le Nigéria (6% de croissance et 10% d’investissement public) ou la Tunisie (plus de 3% de croissance pour moins de 4% d’investissement public).
Cela n’est pas uniquement dû à une structure de l’économie et des institutions qui réduit l’impact des dépenses publiques (comme un mauvais climat des affaires, par exemple). Cela provient aussi de la façon dont ces projets ont été menés et de la logique à laquelle ils répondaient. Cette logique peut se résumer en une logique de dépense (et de non de résultat) pour redistribuer la rente et donner l’illusion que le régime utilise l’argent du pétrole dans l’intérêt général. Je n’irai pas plus loin dans l’analyse des dépenses publiques. Cela devrait faire l’objet d’un article à part tant le sujet est riche.
Ainsi, le problème principal que pose la rente n’est pas ce que l’on appelle le « dutch desease », c’est un problème d’économie politique avant tout et pas simplement d’économie tout court. L’Algérie n’exporte rien d’autre que du gaz et du pétrole non pas parce que le niveau d’exportation d’hydrocarbures maintient un taux de change qui rend moins compétitifs les autres produits mais parce que la rente permet le maintien d’institutions anti-développement. Certes, si nous exportions moins d’hydrocarbures, le taux de change se déprécierait et rendrait notre économie plus compétitive en prix mais la compétitivité ce n’est pas que les prix.
Venons-en maintenant aux conséquences de la hausse de la rente parce qu’elles permettent de comprendre la trajectoire que risque d’emprunter le pays à court-moyen terme. Parce qu’il n’a pas transformé la structure de l’économie et qu’il a maintenu des institutions inefficientes, le régime a engendré une situation de grande dépendance de la société à l’égard des revenus issus des hydrocarbures. La comparaison de quelques chiffres permet de comprendre : le taux de chômage a baissé et, en parallèle, la redistribution a explosé (le budget de l’Etat pour 2014 comprend 56 milliards de dollars uniquement pour la redistribution, c’est-à-dire les dépenses sociales, les subventions etc.). Pourquoi une telle hausse de la redistribution alors que l’économie est censée avoir créé des emplois ? Il y a des raisons économiques, comme la hausse de la rente, qui permet mécaniquement plus de redistribution, et une inflation élevée (conséquence de hausse des dépenses publiques avec l’absence d’une politique de l’offre).
Vers une nouvelle confrontation violente avec le régime ?
Mais le taux de croissance des montants redistribués ne peut s’expliquer uniquement par des raisons économiques. Pour comprendre les raisons non économiques, il faut regarder le budget des moudjahidine qui a été multiplié par 3 entre 2000 et 2013. C’est difficile à comprendre alors que leur nombre est censé se réduire dans le temps et que l’inflation n’explique pas une telle hausse.
On touche du doigt ici l’une des conséquences majeures de la hausse de la rente : la pression démographique, couplée avec une hausse des revendications sociales, une société plus éveillée politiquement, qui comprend mieux le gâchis des ressources qu’engendre le régime et le poids négatif qu’il exerce sur le développement du pays, combinés avec l’effondrement de la légitimité du régime, ont eu pour conséquence d’accroître la redistribution de la rente pour retarder le moment où la société contesterait le régime politique. Cette redistribution ne passe pas uniquement par une hausse des montants distribués à la société mais également envers les réseaux de clientèles du régime et un accroissement du nombre de loyautés « achetées ».
J’aimerais faire une parenthèse sur cette idée de légitimité car elle est très importante pour comprendre la dynamique politique de la société algérienne. Dans les démocraties, la légitimité provient notamment des urnes. Dans les régimes non démocratiques, elle est plus compliquée à comprendre. Pendant très longtemps, sans doute jusqu’aux années 1990, le régime tirait une certaine forme de légitimité de la Guerre de libération. Puis son comportement a changé durant les années 1990 et les années 2000 ; la modification de la structure « idéologique » de la population algérienne (notamment le fait qu’elle soit très jeune), la réduction du nombre de moudjahidine, les évolutions dans le monde et notamment dans les pays arabes, ont fini de totalement le délégitimer aux yeux de la population. Cela signifie qu’aujourd’hui la majorité écrasante des Algériens (à l’exception des réseaux de clientèles du régime, c’est-à-dire quelques partis politiques et leurs réseaux et associations, une partie de l’administration, etc.) considèrent que le régime ne se maintient que parce qu’il a le pouvoir de la violence. Qui plus est, l’étalage sur la place publique de cas de corruption à grande échelle qui demeurent impunis ternit encore plus l’image du régime et conforte la population dans le rejet de l’autorité de l’Etat. Cela a pour conséquence notamment qu’à l’avenir le rang de ceux qui pensent que le régime ne se réformera que par une confrontation avec la société va se garnir considérablement.
Tout ceci signifie, d’une part, que le régime va devoir redistribuer toujours plus à plus de monde, d’autre part, que cette redistribution ne changera rien à l’état d’esprit de la société et à son rejet du régime. En gros, les Algériens prennent le bout de rente que le régime leur reverse parce qu’ils estiment que c’est un dû et que, par ailleurs, les gouvernants détournent des milliards sans se gêner ni même le cacher. Pour autant ils haïssent ce « système » qui piétine leur dignité.
Le problème est que les capacités de redistribution de la rente par le régime vont se tarir. La pression démographique, l’arrivée sur le marché du travail de centaines de milliers de jeunes diplômés, l’inflation, etc. vont exercer des pressions fortes sur le budget de l’Etat. Par ailleurs ; l’emploi public a fortement progressé, frôlant aujourd’hui les 2 millions, ce qui constitue une lourde charge sur les finances publiques. Ainsi, la hausse des dépenses de fonctionnement de l’Etat et celle des transferts et des subventions vont éroder les dépenses publiques d’investissement, alors que celles-ci sont le moteur essentiel de la croissance. Côté revenu, l’augmentation de la demande intérieure d’énergie et la stagnation, voire la baisse des revenus des hydrocarbures vont réduire les exportations et impacter directement le budget de l’Etat.
Ainsi, le tableau paraît plutôt noir. On pourrait objecter que conscients de cette situation, les tenants du pouvoir vont réagir et essayer de doper la croissance en opérant des réformes. En fait, ils ont plutôt l’air de vouloir chercher une autre rente, d’où le désir d’exploiter le gaz de schiste ! A ceci près que ce n’est pas une rente mais une industrie.
Le « rassurant » statu quo du 4e mandat
Ainsi, il est peu probable que le régime puisse impulser une dynamique de développement. Là encore, l’économie politique vient à notre aide pour mieux comprendre les ressorts de l’impasse dans laquelle se trouve le régime et avec lui, la société entière. Ici j’aimerais simplement faire remarquer que quand bien même le régime voudrait/pourrait réformer, les réformes prennent du temps, la diversification économique est un long processus, tout comme la diversification des exportations. Songez, par exemple, que pour faire passer nos exportations de leur niveau actuel, un peu plus de 2 milliards de dollars, à, disons, 5 milliards, il nous faudrait au moins 5 ans, ce qui ne représenterait que 8% des exportations d’hydrocarbures.
Notre économie est peu compétitive, et la restructuration prendra un temps que le régime n’a pas. Mais le régime veut-il et peut-il réformer ? Avant de répondre dans le détail à cette question, il faut interpréter ce que signifie une candidature du président actuel à un 4ème mandat, toujours d’un point de vue d’économie politique. Cela signifie que la logique « rentière » du régime risque de l’emporter et dans ce cas de figure, il est impossible qu’elle donne lieu à autre chose qu’une poursuite de la politique suicidaire du régime. Comment les « forces » qui veulent maintenir le statu quo pourraient-elles s’engager dans des réformes qui toucheraient aux fondements mêmes du statu quo ?
Ce qui renforce cette logique, c’est la nature clanique du régime, qui empêche tout consensus sur des réformes « structurelles ». La seule chose sur laquelle les clans sont capables de s’entendre à peu près, c’est le partage de la rente, car cela ne suppose pas de comprendre comment d’éventuelles réformes pourraient bouleverser l’équilibre des pouvoirs au sein du régime.
Par ailleurs, le renforcement de la logique rentière du régime (avec la hausse de la rente) a créé des poches de rente partout, que ce soit bien évidemment dans « le régime » et les institutions ou au sein même de la société. Réformer signifie s’attaquer à ces poches de rente, ce qui paraît improbable, étant donné la logique du régime, le fait que l’Etat a perdu toute crédibilité et autorité, et la situation de fragilité dans laquelle se trouve le régime.
Ainsi, l’Algérie est aujourd’hui confrontée à un seul défi, qui n’est pas économique mais institutionnel. Cela ne veut pas dire que le développement économique et social serait une évidence si l’on parvenait à résoudre le problème « politique ». Il faudra assurément lutter contre beaucoup d’inertie et contre des résistances. Le chemin sera long et douloureux, mais l’Algérie a les ressources et les talents pour relever ce défi.
Comment transformer les institutions pour les rendre pro-développement ? Voilà une question, l’unique question, qui est des plus complexes. La réforme des institutions, notamment de la gouvernance publique, doit être à la hauteur des enjeux auxquels fait face le pays. Le problème est que cela risque de se faire dans la douleur à moins d’une mobilisation citoyenne, pacifique, qui impose au régime un agenda de réformes. Ceci est une toute autre histoire, et l’objet certainement d’un futur article.
(*) Zoubir Benhamouhe est économiste. Il a publié en décembre 2011 un essai, Algérie, l’impasse (Paris, Publisud, 2011). Son essai Algérie fondations est en téléchargement libre ici .
[1] Voir, par exemple, Larry Diamond « Thinking about hybrid regimes », Journal of Democracy, 2002